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Jeudi 9 janvier 1902

Baie d’Halong

Nous sommes donc partis de Hong Kong le 3 dans l’après-midi. La première partie de la traversée à été plutôt mauvaise: vent de la mousson, gros roulis, sabords fermés. Mais après avoir passé le détroit d’Haïnan, le 4 vers midi, nous nous sommes trouvés à l’abri et le reste du voyage s’est effectué sur une mer calme comme un lac.

Nous sommes arrivés dans la baie d’Halong le dimanche 5 dans la matinée.

Voici ce que je copie sur la baie d’Halong dans les « Instructions nautiques », lesquelles sont une série de volumes servant à la navigation :

« Les Faï-Tsi-Long (Griffes du Dragon). L’archipel des Faï-Tsi-Long est adossé à la côte du Tonkin, aux plaines basses, inondées, aux rives couvertes de palétuviers succèdent ces îlots qui forment avec elles le contraste le plus complet.

« Des rochers de marbre abrupts, hauts en moyenne de 50 à 100 mètres, sont semés le long de la côte sur une distance de 40 milles et une épaisseur variant de 50 à 10 milles.

« Les rochers surgissent de l’eau, très escarpés, surplombants parfois la mer qui a rongé la partie que la marée couvre et découvre. Formés d’un calcaire cristallisé, ils ont l’aspect grisâtre, sont troués de crevasses, de grottes, de cirques. Des arbustes, des plantes grasses, des orchidées en tapissent les anfractuosités. Ils présentent les formes les plus variées et les plus étranges, les sommets sont aigus ou arrondis, mais toujours brusquement découpés; quelques-uns uns atteignent 300 mètres d’altitude. Vu du large, ces îlots rocheux paraissent réunis et semblent former une grande muraille noire, crénelée, on ne soupçonne aucun passage, la côte parait continue. Même à petite distance, la teinte uniformément grise des rochers permet difficilement à l’œil de les détacher les uns des autres et de distinguer leur espacement. Les sommets dentelés apparaissent du large si nombreux que les rochers semblent former une masse compacte.

« Et pourtant, si les îlots sont assez rapprochés pour présenter contre la mer un abri parfait, ils sont assez distants pour laisser des passes praticables aux navires, pour réserver des espaces libres formant des mouillages étendus. Les îlots de l’archipel de Faï–Tsi-Long sont inhabités, avec leurs abris si bien cachés, leurs passes si nombreuses ; les îles Faï-Tsi-Long ont été longtemps le refuge des pirates chinois. »

C’est au milieu de ces îles que nous sommes venus mouiller, dans un coin bien à l’abri et à quelques kilomètres seulement de ce qu’on appelle "Port Courbet", lequel port consiste en un quai très bien aménagé pour embarquer le charbon qui vient d’une mine toute voisine. Il y a un fort et une vingtaine d’hommes à cotés, un petit village annamite et c’est tout. De plus, vivent dans la rade quelques familles qui passent leur vie sur leurs sampans et qui viennent nous vendre du poisson ou bien l’échanger contre des vieux croûtons de pain.

Le séjour ne serait donc pas gai s’il n’y avait ces rochers qui forment un but de promenades absolument charmantes. Toutes les après-midis que nous avons libres, aussitôt dîner, nous partons dans l’une des embarcations légères du bord: la yole, le youyou ou l’une des 4 baleinières. C’est nous qui ramons, nous ne prenons qu’un seul matelot pour garder cette embarcation lorsque nous débarquons sur l’un de ces rochers. La carte de la baie d’Halong, avec ses soudades, a été faite très soigneusement il y a quelques années, si bien que nous partons après avoir formé à l’avance un plan de promenade. Nous n’oublions pas non plus d’emporter des couteaux, car le pied de tous ces rochers est couvert d’huîtres, pas très grosses, mais délicieuses. Il y a bien des singes aussi, des espèces de ouistitis que l’on aperçoit par hasard le long des rocs, sautant d’une branche à l’autre. Mais il ne faut pas avoir la prétention de les chasser, car on les entr’aperçoit un instant bien au-dessus de sa tête et ils disparaissent. Du reste, on les entend constamment crier autours de nous.

Nous avons aussi trouvé une tortue de mer endormie, pas très grosses, une carapace de 50 cm de longueur à peu près. Nous l’avons attrapée et ramenée à bord à la remorque de notre canot. Elle ressemblait, en plus gros, beaucoup aux tortues de jardin, un peu plus plate, l’écaille plus blonde et les yeux très gros, mais en plus, au lieu de 4 pattes avec des doigts et des ongles, 4 sortes de nageoires très dures et très longues. Notre cuisinier chinois nous en a fait une de ces soupes et un de ces plats dont nous nous léchons encore les moustaches.

J’ai aussi ouvert la saison des bains de mer. Nous avons à peu près la température de nos étés de France en ce moment, par conséquent l’eau est parfaite pour le bain. Je ne puis pas me baigner partout car, généralement, il n’y a pas de plages le long de ces îlots et au pied même de tous ces rochers, on trouve des 10 ou des 20 mètres de fond. Cependant, toujours avec la carte, on trouve quelques baies ou quelques petits espaces entre les rochers qui semblent faits exprès pour faire des salles de bain avec, pour fond, un plateau à une profondeur uniforme d’un mètre cinquante. Il y en a un justement à quelques centaines de mètres du mouillage. Croyez-vous que cette baignoire qui a près de 300 m dans sa plus grande dimension, ne semble pas avoir été faite exprès pour un débutant comme moi, avec cette sorte de seuil à 0,60m pour empêcher d’en sortir sans s’en apercevoir. Il y a un autre genre: une sorte d’anneau en roc, mais, à l’intérieur, l’eau n’a guère qu’un mètre de profondeur. Du reste, inutile de dire que tant de précautions n’étaient pas utiles d’autant plus qu’il y a toujours un matelot et plusieurs de mes camardes à portée et ils sont tous bons nageurs.

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Nous avons fait notre dernière promenade à ce que l’on appelle le cirque. Figurez-vous une île dont l’extérieur soit formée de falaises à pic hautes de 100 à 200 m. (La Cote de Grâce n’a pas 100 m de hauteur). Au milieu de cette île, existe une sorte de cirque, de lac, presqu’exactement rond et dont les bords sont, eux aussi, absolument à pic. Si bien que le tout forme une sorte d’énorme rond de serviette. Et il existe justement un souterrain, une arche creusée par la mer dans l’une des falaises et qui permet à un canot d’entrer à l’intérieur de ce rond de serviette. Au moins à marée basse, car à marée haute la mer atteint la voûte de ce souterrain si bien que cette voûte est tapissée d’huîtres.

Du reste, dans les broussailles qui ont trouvé le moyen de s’accrocher aux rochers, pullulent les fameux petits ouistitis dont je vous parlais, et qui sont sûr de ne jamais sentir de vent là dedans, ce qui plaît beaucoup à ces frileux. Mais pour ce qui est d’essayer de leur faire la chasse, la falaise surplombe la mer en beaucoup d’endroits.

Enfin, nous avons visité plusieurs grottes, plusieurs cavernes. Presque tous ces rochers sont plus ou moins creux et ceux qui sont de véritables îlots renferment d’immenses cavernes, avec des couloirs nombreux et des salles énormes. Tous ces rochers sont en marbre blanc que le temps à rendu gris à l’extérieur, mais à l’intérieur de ces cavernes, ce marbre a conservé son éclat et sa blancheur, si bien que lorsqu’on arrive là-dedans, chacun une bougie à la main, on se trouve dans de véritables palais, parquet, murs, plafonds, colonnes, stalactites de marbre blanc, qui font trouver que cette baie n’a pas volé son nom de « merveille de l’Extrême-Orient ».

Nous emportons aussi ce que l’on appelle des feux Coston et qui sont des sortes de feux de Bengale qui serviraient à faire des signaux de nuit dans le cas où nos machines électriques ne marcheraient plus. Et quand nous les allumons, tout ce marbre devient rose, vert, brille, scintille, éblouit. Ce sont du reste, de véritables excursions à la découverte que nous faisons, veillant d’abord à ne pas tomber dans quelque trou et ensuite à ne pas enfiler au hasard quelque boyau, pour ne plus retrouver ensuite le chemin du retour.

Enfin, nous nous amusons énormément dans ce pays sauvage et nous ne sommes pas pressés le moins du monde d’en partir. Nous le ferons pourtant d’ici deux ou trois jours pour aller à Saïgon (1), mais nous reviendrons certainement en baie d’Halong avant la fin du mois prochain.

Nous avons trouvé, au mouillage, le " Redoutable " et, à bord, l’un de nos camarades de poste du " Dugay Trouin ". Somme toute et irrévocablement cette fois le " Redoutable " et l’amiral Potier rentreront en France en mars prochain. D’ici là, ils vont rester en baie d’Halong, mais on parle de fêtes données avant cela à l’empereur d’Annam, auxquelles il assisterait et nous aussi peut être. Enfin de tout ceci, une seule chose est sûre, c’est que nous serons à Saïgon au commencement de la semaine prochaine. Nous retrouverons là quelques-unes de nos connaissances faites à bord du « Salazie ».

En arrivant en baie d’Halong, j’ai reçu une de vos lettres en retard, celle du 14 novembre (j’ai reçu celles du 21, 22, et 28 novembre) qui contenait une carte postale américaine. La précaution qu’à eue papa n’a, peut-être bien, pas été inutile. Vous m’y parlez de la foire qui est en préparation et des santés de mon oncle et de bonne maman qui vous donnent des inquiétudes depuis longtemps. Maintenant que j’ai quitté le Japon, les courriers que vous recevez sont moins nombreux. Il est vrai que j’ai l’avantage d’avoir des lettres de moins vieille date.

Je vous embrasse tous de tout cœur.

Votre fils

Joseph

(1) Saïgon. Actuellement Ho Chi Minh-Ville (Vietnam) http://www.clic.net/~hoang/perle%20de%20l%27orient.html

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