le 6 Novembre 1900.
La Praïa (île de Santiago)
Chers parents.
Je ne sais trop quand cette lettre vous arrivera car dans ces îles du Cap Vert le service postal ne se fait pas dune façon très régulière. Enfin elle ne mettra pas jespère plus de trois semaines et arrivera à peu près vers le 25 novembre. Que ce soit un peu plus tôt ou un peu plus tard, je nen souhaite pas moins à papa une bonne fête et tout ce que lon souhaite en même temps, une bonne santé etc...
A Madère et aux Canaries, cétait à peu près lEspagne, mais maintenant cest bien lAfrique et le Sénégal. Dans laprès midi que je viens de passer à La Praïa, je nai pas vu dix blancs mais une infinité de nègres. Absolument comme dans tous les livres: des petits négrillons sans même une chemise, des négresses portant leurs enfants sur leur dos, quelquefois deux, un devant et un derrière. Les souliers sont à peu près inconnus.
Cest le pays des noix de coco et des oranges surtout. Elles sont beaucoup plus belles que celles dEspagne et dAlgérie, car ici il fait chaud lhiver et moins chaud en été. A cause de la mer on a peu près constamment 25° à lombre. Bien entendu nous sommes tout en blanc avec le casque colonial et nous ne descendons à terre quaprès 2 heures de laprès-midi jusquau souper. Comme ces îles sont trop loin pour quon puisse les expédier, elles ne sont pas chères. Les nègres nous volent comme au coin dun bois, et pourtant ils nous en donnent 4, 5 ou 6 pour un sou portugais cest à dire 4 centimes. Les noix de coco valent deux sous. On nen rencontre guère quen Espagne et aux Antilles, je crois. Les citrons qui sont aussi gros et aussi juteux que les oranges valent le même prix, aussi quand on a fini de manger une orange on se met à boire une limonade.
Du reste, la chaleur ne nous incommode pas le moins du monde. Ce qui me rendait malade à Paris, cétait le manque dair, car à la maison jallais et venais très bien au soleil et ici je sue moins que la plupart de mes camarades. Ce qui ne mempêche pas dêtre prudent car le soleil est dun traître. Lan dernier un des aspirants qui avait retiré son casque pour séponger le front en étant au soleil est tombé aussitôt et a eu la fièvre pendant plus de quinze jours; cétait une insolation. Et puis avec cela les nuits sont très fraîches ou plutôt humides et donnent des coliques terribles à moins quon ai eu soin de sentourer les reins de flanelle. Cest ce que je fais, je mets chaque matin une ceinture de flanelle.
En route, nous voyons à chaque moment des poissons volants par centaines. De temps en temps aussi, on voit un aileron de requin à larrière du navire.
Les îles du Cap Vert sont au Portugal, la monnaie est encore des reis. Les timbres sont spéciaux mais les mêmes pour toutes ces îles (Cabo Verde veut dire Cap Vert)
Nous allons rester
ici 6 jours, nous débarquerons pour ferons des
exercices de compagnie de débarquement avec les petits canons et
les fusiliers. Nous aurons peut-être un bal mais ce sera plutôt
une occasion de goûter aux buffets exotiques quune
occasion de danser, car certainement les danseuses sont rares. A
Madère, le Gouverneur voulait déjà nous donner un bal mais le
commandant na pas voulu retarder son départ dune
journée, si bien quil na pu avoir lieu.
Après cela, nous retournerons à lîle St-Vincent encore, à cause du courrier et du télégraphe car le commandant reçoit des télégrammes du ministère très souvent. Puis en route pour la Plata. Je vous écrirai encore une fois quelques heures avant le départ de St-Vincent et jaurai une lettre toute prête en arrivant à la Plata. Mais il y aura certainement 1 mois dintervalle entre les deux, car il y aura juste 19 ou 20 jours de traversée.
Je vous embrasse tous de tout cur. Votre fils. Joseph (reçue le 22 au soir)