Notes n°3
Jétais resté, je crois, à Santa-Cruz. En arrivant, nous avons reçu, dans chaque poste, 7 demi-bouteilles de vins du pays que nous envoyait lagent des messageries maritimes. Ces vins du pays sont de deux sortes, ou très sucrés comme le mavoière, ou bien très sec comme labocado. Santa-Crux nest quun petit trou, il ny a pas grand chose à faire; nous ny sommes restés que deux jours et nous sommes repartis pour la Grande Canarie, au port de La Luz qui est distant de 5 kms de Las Palmas. Las Palmas est aussi joli que Santa-Cruz était ennuyeuse. Elle est peuplée dEspagnols. Nous nétions arrivés que vendredi soir, car entre Santa-Cruz et La Luz nous étions allés faire des tirs et des exercices de torpilleurs dans lîle de Gracioza qui est une île déserte de larchipel des Canaries. Ou du moins nous le croyons déserte car il y avait en réalité une famille despèces de sauvages qui se nourrissaient de poissons et possédaient deux ou trois chèvres. Le samedi jétais de quart, je suis descendu que le dimanche. Jai passé laprès-midi en ville. Le mardi, je suis allé visiter la Caldera (la Chaudière). Cest ainsi quon appelle un volcan éteint qui se trouve auprès de Las Palmas et qui est en effet rond et creux comme une marmite.
Entre temps était venue la Toussaint. Nous avons un aumônier à bord qui a passé 5 ou 6 ans à bord de lIphygénie. Tous les soirs, il y a prière sur le pont. Chacun est à son poste, les officiers sur la dunette, les hommes sur le pont, laumônier récite alors un Notre Père et un Je Vous Salue Marie. Tous les dimanches il y a une messe dans la batterie sur un autel que lon monte à chaque fois et que lon entoure de 3 cotés par des draperies. Pour la Toussaint, il y avait messe en musique. Notre piano a été descendu et les artistes de la promotion ont joué 4 ou 5 morceaux.
En partant de La Luz, nous sommes allés à St-Vincent où nous sommes arrivés lundi 4 novembre à 11 heures du soir. Le lendemain le vaguemestre nous a apporté les lettres et jai été bien content den avoir une. Puis il a emporté les nôtres. Jai alors reçu les journaux que vous menvoyez. Ma foi, je ne vous demande pas de men envoyer dautres car nous ne nous occupons plus de tous ces détails, de toute la politique. Nous avons de temps en temps des revues hebdomadaires ou mensuelles qui nous résument ce qui peut sêtre passé en Chine et au Tranwal, pour le reste, sil y a un article intéressant comme celui sur lEcole, envoyez-le moi mais cest tout. Je mintéresse beaucoup plus à ce qui se passe à la maison qua tout ce qui se passe à Paris et tant que nous serons encore en voyage, je ne moccuperai pas des changements de ministère ou des bals qui se donneront.
Le lendemain mardi, nous sommes partis pour aller à La Païa dans lîle de San Thiago. Le vrai pays nègre comme je vous le disais dans mon autre lettre ! Nous sommes restés 6 jours et repartis hier, mardi 12 novembre. Les nègres montaient sur le pont avec des sacs doranges, ils en donnaient 4 ou 5 pour un sou, mais nous leur en prenons que par voie déchanges. Ainsi, il y a quelque jours ma paire de botte sest mise à se fendre, mais au lieu de la jeter par le sabord, je lai conservée et je lai offerte aux nègres. Ceux-ci marchent pieds nus presque tous, il ny a que les riches élégants qui portent des chaussures. Aussi des bottes leur ont tapé dans lil et au bout de plus dun quart dheure de marchandage javais a hésiter entre 60 mandarines que moffrait un des marchands et 80 oranges que moffrait un autre. Enfin, je me suis décidé pour les mandarines. Un de mes camarades a eu 200 citrons pour un chapeau de paille tout jauni et effrangé. Quant à ceux de Navale, ils ont apporté leurs vieux pantalons, vareuses ou chemises sales et percées et ont eu pour cela des bananes et des oranges à foison. Nous avons dans le poste près de 800 citrons, 200 mandarines et 1500 oranges et nous en avons déjà mangé. Du reste, il est heureux que tout cela ne nous ai rien coûté car nous perdons bien la moitié de ces oranges. Elles pourrissent très vite et dans quinze jours, il ne nous restera que des citrons. Cest du reste pour cela que lon ne les expédie pas car ce sont paraît-il les meilleures du monde, supérieures à celles dEspagne, dAlgérie ou des Antilles.
Hier matin, nous sommes descendus à terre à 5h du matin jusqu'à 11h. Jai profité de lheure matinale et de la fraîcheur pour aller me promener dans la vallée de la Trinidad. Il y a là des orangers, des bananiers et comme il y a toujours des négrillons, on les envoie grimper au haut des cocotiers dont on boit le lait tout frais. Il y a aussi des lauriers énormes, gros comme des chênes, et tout fleuris en rose. Il y a des arbres bizarres aussi qui portent des fleurs rouges et auprès de chaque fleur il y a touffe de feuille dun rose très vif. Il y a pas mal de gibier, un des nôtres, dans le poste, a apporté son fusil et nous a tué une pintade sauvage que nous venons de manger ce midi. Nous avons embarqué 20 bufs, des moutons et des petits cochons noirs qui courent partout dans lîle. Nous retournons à St-Vincent, nous sommes en route et demain nous repartons cette fois directement pour Montevidéo. Le commandant espère y arriver le 2 décembre et comme il y a un courrier partant de la Plata le 3, vous aurez de mes nouvelles vers le 20. Mais il ne faut y compter quà moitié. Un jour de retard dans la traversée nous ferait manquer ce courrier et alors il faudra attendre les lettres huit jours de plus.
Enfin nous avons une lessiveuse qui marche à bord. Nous y faisons blanchir notre linge. Il y a des matelots qui savent repasser en mettant de leau bouillante, non pas dans un verre, mais dans des fers très perfectionnés
Nous navons pas été au bal à La Païa, à cause de la mort de lun de nos matelots. Ils sont dune imprudence parfaite, ils viennent de ramer, ils sont en sueur, aussitôt libres, ils se mettent en chemise et boivent de leau fraîche. Aussi, celui-là a attrapé une pneumonie qui la enlevé en 48 heures.
Il y a des postes qui ont acheté un poulet ou un dindon quils vont samuser à nourrir jusqu'à de quennuyés ils les donnent à plumer et à rôtir. Un autre sest contenté davoir un petit cochon. Les plus gros ici sont gros comme les cochons de lait de Normandie, avec cela ils sont noirs et leste comme des sangliers. Celui qui est acheté par le 7° poste nest pas plus gros quun lapin et court dans toute la batterie.
Pendant que nous étions à lancre dans la rade de la
Praïa, nous avons pêché un requin. Comme ils venaient se
promener a ras du bord, on a jeté à leau un grappin avec
toute une coinée de buf. Un requin sest pris aussitôt,
on lui a tiré une demie douzaine de coups de revolver dans la tête.
Au bout dune heure il ne remuait plus, on la hissé
à bord et dépecé. Le commandant sest réservé la mâchoire,
du reste cétait un petit. Il natteignait pas tout à
fait les trois mètres. Quand on la rejeté à leau,
il ny était pas plutôt que ses camarades le dévoraient
à qui mieux mieux. Cela va donner un peu de prudence aux
matelots qui à chaque moment tombaient à leau en
nettoyant les sabords; maintenant ils on soin dattacher une
corde autour des reins. Cest drôle, ils sont comme des
enfants, pas un instant de réflexion, et pourtant en
canot ils laissent leurs bras plonger dans leau. Et
pourtant, ils ne sont pas plus brave quil ne le faut quand
le danger est en face et quils le voient. Après cette
histoire du requin, bien attachés, ils avaient peur daller
en dehors du bord. (reçu le 25 novembre, matin)