Chers parents,
Ainsi que je vous l’ai promis, je vous écris avant d’embarquer. Le paquebot, qui s’appelle l’"Armand Béhic" part à 4h, il est deux heures. Sitôt cette lettre écrite, je vais à la poste vous mettre un télégramme, puis je vais embarquer.
L’Armand Behic dans le port de Marseille (photo collection P.Ramona)
Cela fait déjà deux jours de passés ! Ils vous ont paru longs peut être, mais pour moi, j’ai été tellement occupé que le temps à passé vite. L’indicateur du mois de juillet était défectueux au lieu d’arriver à 5h à Paris, j’y étais par un autre express à 4h15, si bien que mon oncle ayant du retard, je suis arrivé en même temps que lui au 152, rue Montmartre. Pour mes colis, je n’avais pas à m’en occuper, car il y a des agences qui se chargent à des prix très raisonnables de les transporter d’une consigne d’une gare de Paris à une autre consigne. Ma tante a été gentille, elle avait l’air très contente de voir mon oncle et Lucien de retour, car elle se sentait un peu seule et un peu embarrassée avec son magasin. Pour lui faire plaisir j’ai endossé épaulettes et sabre et j’ai fait un tour de boulevard ! A propos, on ne voit guère d’officiers de marine à Paris, car on me regardait, on se tournait !
Mon
oncle a monté une bouteille de champagne de sa cave, puis nous sommes partis en
fiacre avec ma tante pour la gare de Lyon où nous ne sommes arrivés qu’avec
quelques minutes d’avance. Le rapide était bondé, il y a 7 places par compartiment
et nous étions 6 dont 2 algériens et trois arabes. L’un de ces arabes était un
cheik décoré de la légion d’honneur (grand officier), les autres
l’accompagnaient. Il ne fallait guère songer s’étendre pour s’endormir, mais
malgré cela, j’ai dormi d’une façon régulière jusqu’à 7h du matin, jusqu’à
Avignon. Enfin à 9h j’étais à Marseille.
En sautant sur le quai, je suis tombé dans les bras de Faure qui était arrivé d’Auvergne à 6h du matin et était là à m’attendre, persuadé que je ne pourrais arriver par un autre train. Dormiez et Cambon étaient arrivés la veille, mais à 11h nous étions tous retrouvés et réunis à la Cannebière.
Nous avons commencé nos visites qu’assez tard dans l’après-midi, nous avions d’abord jeté un coup d’œil sur Marseille, sur la fameuse Cannebière, sur le Prado qui est une promenade de 5 kilomètres de long, sur le port, la rade. Si bien que nous avons eu un petit accroc.
La visite aux bureaux de l’Amiral à duré à peine quelques minutes. Nous avons eu son aide de camps qui nous a demandé si nous avions quelque chose de particulier à dire à l’Amiral. Comme c’était non, il nous a remis une réquisition d’embarquement sur l"Armand Béhic" et cela à été fini. Mais quand nous avons été pour demander de l’argent, il était trop tard pour toucher quelque mois de solde d’avance et ce matin dimanche, impossible. Enfin, le malheur n’est pas grand car nous avons touché nos frais de voyage de Brest à Marseille (132f) et avec cela une soixante de francs qui me restait malgré quelques achats, mon hôtel, mon voyage, j’ai plus qu’il ne faut de beaucoup pour atteindre Hanoï où je toucherai si je peux 4 ou 5 mois d’avance.
Après cela nous avons, avec notre réquisition, demandé un billet de passage à la compagnie les Messageries Maritimes à laquelle appartient l"Armand Béhic". Nous avons pour nous 4 cabines de chacune 3 places qui communiquent entre elles, nous sommes donc ensemble tous les 4 et logés très grandement. L"Armand Béhic" est un bateau tout neuf qui fait son premier voyage, il est un peu moins grand mais aussi heureux que la "Savie". Nous, nous ne resterons dessus que jusqu’à l’île Ceylan, car il va de là en Australie. Nous changerons ensuite pour remonter vers le Japon. Notre billet va en effet jusqu’à Yokohama car l’escadre, ou du moins l’amiral Potier, avec le "Redoutable", est au Japon en ce moment. A la prochaine escale, je vous donnerai tous les détails possibles sur le paquebot, tout ce que je puis vous dire dans les quelques minutes qui me restent, c’est que nous serons assez nombreux à bord, (dont une vingtaine de dames), car c’est la meilleure saison pour faire la traversée, puis ce beau bateau neuf inspire toute confiance. Nos camarades du "Dugay Trouin" qui partiront dans 15 jours ou 3 semaines rejoindront par transport de l'Etat-Major (?), décidément, nous avons toutes les chances. Surtout si nous arrivons au Japon avant que le "Redoutable" n’est reparti et si nous commençons notre campagne par ce pays que l’on dit si agréable. Nous avons été pour rendre visite (hier soir) au commandant de l"Armand Béhic", il n’était pas à bord, mais nous avons été reçus en camarades par le second qui à promis de nous présenter au commandant aussitôt que nous arriverons.
1er avantage de la tenue . Alors qu’il fallait autorisation spéciale pour monter à bord hier, il n’y a eu qu’à se présenter pour que toutes les portes s’ouvrent, pour que toutes les coiffures se lèvent devant nous.
Et malgré tout ce n’est pas sans un peu d’émotions que j’ai quitté Honfleur malgré que cette année ne peux être pour moi que très agréable et sans le moindre danger, au moment de s’éloigner on sent toujours ses yeux se mouiller. Je crois bien que je vais éprouver la même émotion quand le paquebot va sortir du port et que les côtes de France vont disparaître. Mais un an, ce n’est guère plus long que les 10 mois de campagne du "Duguay Trouin".
Enfin, je vous embrasse et encore et encore
Votre fils
Joseph