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Jeudi après midi 12 septembre 1901

A bord de l"Armand Béhic".

Chers parents,

Nous allons arriver à Port Saïd cette nuit, entre minuit et une heure. Il faut donc que je vous raconte un peu la vie à bord depuis mon arrivée sur l"Armand Béhic".

J’y suis arrivé vers 3h½, du reste très en avance puisque le départ n’a eu lieu qu’à près de 5 heures. Nous avons instantanément fait connaissance d’un jeune enseigne nommé Fort qui est embarqué, lui, à destination du Nouméa (Nlle Calédonie). C’est le seul officier de marine qui se trouve avec nous, à moins de compter aussi le commandant qui est un lieutenant de vaisseau au long cours. Il y a en plus 4 officiers à bord, mais ce sont des capitaines au long cours qui ont le grade de lieutenant à 2 galons dans la hiérarchie de la compagnie. Nous avons bien entendu l'autorisation immédiate du commandant d’aller dans tout le bateau comme nous le voulions « Vous êtes chez vous », nous a t il dit. Aussi nous connaissons au mieux les seconds, ses 3 lieutenants, le commissaire, le médecin et les 4 officiers mécaniciens.

L"Armand Béhic" a 154m de long, 15,4m de largeur, de 7 à 7m50 de tirant d’eau, jauge 10.000 tonnes et file généralement 15 nœuds. C’est un paquebot postal qui va à Nouméa, aussi en arrivant à Colombo (dans l’île de Ceylan) nous en débarquerons et pendant qu’il piquera vers l’Océanie nous embarquerons à bord d’un autre paquebot pour continuer notre voyage vers la Chine et le Japon. Le "Redoutable", en ce moment, est au Japon. Le paquebot que nous prendrons appartient aussi aux Messageries Maritimes, il s’appelle le "Salazie" et est parti de Marseille, huit jours avant nous. Il n’arrivera que deux jours avant nous, car il ne file que 13 nœuds seulement.

L"Armand Béhic" à seulement 220 hommes d’équipage car il n’y a pas besoin de canonniers, fusiliers, etc... comme à bord du "Duguay Trouin". La moitié de cet équipage est composé de garçons, domestiques, cuisiniers, et dans le reste, il y a 70 chauffeurs arabes. Il y a 200 passagers dont une quarantaine de première classe. Parmi ces derniers, une dizaine de dames dont deux musiciennes. Il y a aussi la femme d’un secrétaire du gouverneur du Tonkin qui se rend à Saïgon avec son mari, deux petites filles de 3 ou 4 ans et qui attend encore un bébé pendant la traversée. Nous aurons peut être un baptême à bord, d’autant plus que le commandant à le droit, tout comme un maire, de ceindre une écharpe tricolore pour être officier de l’état civil et de plus, comme passager, nous avons un vieux prêtre, l’évêque des îles Fidji, qui se rend en Océanie, au milieu de ses paroissiens. Comme installation, ce navire est peut être un peu inférieur à la "Sarvie", mais vaut largement les autres transatlantiques du Havre. Salons blancs et or, salle à manger avec escalier monumental en acajou, fumoir, etc... Salles de bain dont les baignoires sont énormes et creusées dans un seul bloc de marbre, salle de lecture, etc...

Les cabines sont un peu plus grandes que sur la "Sarvie". Je vous ai déjà dit, je crois, que nous ne sommes que deux dans une chambre de 3, Faure et moi d’une part, les 2 autres à côté dans une cabine qui communique avec la nôtre. Maintenant, je connais à peu près tous les passagers des 1ère classe, mais malgré tout, nous formons un petit cercle de 7 jeunes gens, les 4 X, le jeune enseigne (24 ans), un jeune ingénieur de Centrale qui va à Hanoï établir des tramways électrique, enfin un fils de marchand de soieries de St-Etienne qui va à Shanghaï étudier les soies de Chine. Nous sommes maintenant inséparable bien que l'on ne se connaisse que depuis trois jours.

Que je vous fasse, en trois mots, le résumé de ces 4 jours de voyage. Nous partîmes donc à 9 h moins le quart. A bord, une foule de parents et d'amis, venus pour accompagner les partants, est là sur le quai. Un des aspirants de seconde classe que nous avons très bien connu à bord du "Dugay" et qui habite Aix est venu exprès à Marseille nous dire au revoir. Comme c’est un dimanche, il y a foule sur les jetées, les quais, on agite les mouchoirs, les casquettes. Le bateau largue ses amarres et part d’abord lentement, puis, de plus en plus vite.Nous sortons du port, Marseille s’éloigne, Notre Dame de la Garde là-haut diminue de plus en plus, puis disparaît. Nous ne la reverrons que dans un an. Une demi-heure plus tard, le navire stoppe, une pièce de la machine qui s’échauffe. La réparation dure un quart d'heure et nous repartons. L’officier de quart que je vais voir sur la dunette, me dit qu'à chaque voyage, après que la machine a été démontée et nettoyée, il y a toujours comme cela au départ une pièce mal remontée qui s’échauffe. En effet, sur le livre de bord de la dernière traversée, un incident s’était produit à 6h20. Cette fois c’est à 5h30. Le lendemain matin, nous passons entre la Corse et la Sardaigne, par le détroit de Bonifacio qui est déjà une vieille connaissance. Le surlendemain, c’est entre la Sicile et la Messine, par le détroit de Messine qui est déjà connu lui aussi. Hier, dans la journée, nous avons longé la Crète, et ce soir, à 9h, nous allons voir le phare de Damiette, puis nous arrêterons à Port Saïd vers minuit pendant trois ou quatre heures seulement, le temps de reprendre un peu de charbon et un projecteur électrique nécessaire pour la traversée de nuit du canal de Suez. Nous le traverserons en environ 16 ou 18 heures, arrêt de 2h à Suez pour papier de droit de passage et redébarquer le projecteur électrique, puis en route pour Colombo. Il faudra 10 ou 11 jours pour atteindre Ceylan.

Si je vous parlais un peu de la vie à bord.

Il y a de 7 h à 9 h les petits déjeuner. Les garçons apportent à la demande du lait, café, thé, chocolat, poisson, confitures, œufs, etc. Mais je n’ai encore pu en profiter qu’une fois, lundi car ces 3 autres derniers jours, je me suis levé à près de 10 heures. Ne criez pas trop vite sur ma paresse ! Attendez de lire une page ou deux !

Je fais donc de 9 h ½ à 10 heures, ma toilette, mes souliers blancs sont à la porte bien nettoyés par le garçon, l’eau est à discrétion dans un robinet au dessus de la table de toilette, une serviette est là changée tous les jours, je m’habille en blanc et monte sur le pont humer le vent.

Quelques mots de ci, de là et je monte bavarder sur la passerelle avec l’officier de quart jusqu’à onze heures. Alors sonne la cloche du déjeuner. Le déjeuner est servi de 11 heures à 1 heure. Il suffit de s’asseoir et on demande aux garçons les plats qui vous conviennent sur le menu plié devant nous. Je vous envoie un de ces menus comme spécimen vous voyez qu'avec la glacière et les animaux vivants embarqués, nous vivons très bien. A chaque repas, vins blanc et rouge à discrétion, café, cognac, vin de dessert. Le service fait par des garçons en gants blancs, de la glace, d’énormes éventails (appelés punkas) suspendus au plafonds et agités doucement par des petits arabes. Parfait n’est ce pas.

Après cela, c’est le moment d’aller lire étendu dans une chaise longue sur le pont, ou de faire quelque partie de dame ou d’échec à moins que l’on préfère les jeux plus actifs mis à la disposition des passagers : jeu du tonneau, du palet, etc

Si l’on ressent les atteintes de la soif, il ne faut pas oublier que les citrons, du sucre, de la glace et de l’eau sont en permanence sur une table de la salle à manger depuis 7 h du matin jusqu’à 11 h du soir. Du reste, jusqu’ici la chaleur n’a pas été effrayante, 25° degrés en partant, 28° maintenant dans la salle à manger.

Du reste, mer absolument plate, roulis absolument insensibles, il n’y a pas eu 4 malades du mal de mer à bord.

A 4 heures collation, thé, confitures, biscuits, brioches chaudes.

De 4h1/2 à 6h, c’est la promenade dans le domaine des 2ème et 3ème classes, ou bien le moment d’écrire des lettres, de dessiner ou d’étudier, mais un tout petit peu. Et quand 6 h arrivent, il faut penser à s’habiller, car pour le dîner à 6 h ½ les dames se mettent en toilette de soirée, les messieurs en habit noir, et nous en redingote. Donc à 6 h ½ dîner, là tout le monde est réuni en même temps, c’est plus soigné comme menu et plus cérémonieux.

Après le dîner, on fait de la musique. Deux dames, la femme d’un négociant de Canton et la femme d’un attaché d’ambassade sont musiciennes, Faure et le commissaire de bord chantent, Dormiez joue du piano et accompagne. Jusqu’à 9 h, heure d’une dernière collation qui accompagne le thé.

A 9 h ½, les trois quarts des passagers s’en vont coucher. Les autres restent à rêver sur le pont, ou bavardent en prenant des citronnades. La fraîcheur descend un peu on se sent très bien, le café du souper, le thé tiennent très bien éveillé, c ‘est un moment charmant.

A onze heures, comme il faut bien que les garçons puissent se coucher pour être prêts le lendemain à 7 heures, les lustres sont éteints dans les salons, la salle à manger. Le bateau est plongé dans l’obscurité et le silence et tout le monde va au lit.

Pas moi pourtant qui vais alors avec l’enseigne Fort sur la passerelle retrouver l’officier de quart jusqu’aux environs de minuit. Puis je vais prendre une bonne douche bien fraîche, et à plus de minuit vais m’endormir. Dans ces conditions, malgré la chaleur de la cabine, je m’endors sans trop de difficultés. Si après cela, je ne me lève qu’à 9 heures et demie, cela ne me fait somme toute qu’une nuit raisonnable.

Vous voyez d’après cela que nous faisons une jolie consommation de glace. Nous n’en faisons pas à bord, mais nous en avons emporté dix mille kilos de Marseille et nous avons une machine réfrigérante pour faire le froid dans les cloisons de la soute où est conservée toute cette glace et pour l’empêcher de fondre.

Dans la glacière, nous avons une masse de viande : 7 bœufs, des moutons, porcs, dindons, perdrix et puis des raisins, des pêches etc. Une masse énorme de nourriture.

Les passagers de seconde classe sont encore très bien logés et nourris. Mais pour les passagers de 3ème classe, entassés 12 dans une cabine à peine plus grande que la notre, la vie ne doit pas être très rose et drôle.

Vous avez du recevoir une lettre que je vous ai écrite de Marseille. Celle ci vous arrivera une dizaine de jours après si elle n’a pas de retard extraordinaire. Mais comme il va vous falloir de la patience après cela. Dix jours pour aller à Colombo, autant pour revenir, l’intervalle entre les courriers, c’est trois semaines au grand minimum, peut être quatre qui vont se passer pour vous sans nouvelles.

Il est vrai qu’une fois arrivé en escadre, vous aurez régulièrement des lettres à chaque courrier, chaque semaine. Je ne puis en effet vous écrire avant Colombo, car en quittant Suez demain l'âpres midi, nous partirons directement pour Ceylan sans nous arrêter pour Aden ainsi que le font généralement les paquebots. Mais celui ci est un courrier, un navire postal qui doit aller le plus vite possible.

Je vous embrasse tous de tout cœur.

Votre fils,

JOSEPH

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