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Jeudi 19 septembre 1901

Comme il faut que j’essaye de compenser la rareté de mes lettres par leur longueur, je m’y prends de bonne heure pour tacher de mettre à la poste de Colombo quelques pages très longues.

Comme je vous le disais dans ma lettre écrite en vue de Port Saïd, nous sommes arrivés dans cette ville à 1h du matin. L’arrivée a été un peu retardée par une fausse manœuvre du pilote qui a manqué de nous faire couper une drague. Nous ne devions nous arrêter dans cette ville que jusqu’à 5 heures, le temps de faire du charbon et cela ne devait pas être long, car à peine étions-nous amarrés que les chalands de charbon nous accostaient et que l’embarquement commençait. A bord personne, presque, ne s’était couché et aussitôt nous descendions à terre pour voir un peu la ville. Cette ville ne se compose, en plus des bâtiments de la Cie de canal de Suez et des dépôts de charbon, que de quelques rues bordées de cafés, de boutiques, de magasins. Et comme leur seule ressource consiste à voler le plus possible les passagers qui s’arrêtent là pour quelques heures et que notre arrivée était annoncée, tous ces cafés et boutiques étaient ouvertes et nous attendaient.

Du reste, il n’y a rien de bien intéressant, si ce n’est le coup d’œil de tous ces marchands de tabac, d’allumettes, d’éventails, de cartes, etc... qui vous entourent et vous offrent leurs richesses. Tous parlent français et anglais et acceptent toutes les monnaies qu’on veut leur offrir, ils prennent aussi bien les sous français que ceux de la République Argentine et l’argent anglais, que les pièces en plomb. Ils sont toujours sûrs de les repasser. Là, comme à Naples, il faut marchander d’une façon épouvantable tant il surfont leurs prix, ils n’ont pas honte de faire 5 f un affreux éventail de paille tressée, quitte à le laisser ensuite pour 5 sous. Chose très drôle, c’est que le tabac turc coûte ici le double du prix pour lequel on l’avait à Malte : les cigarettes valent de 30 à 40 f le mille. C’est qu’en effet, Malte est un port absolument franc tandis qu’il y a en Egypte des droits sur le tabac.

Nous avons été tout étonnés de trouver un café concert à Port Saïd, il est vrai que la musique y était plus mauvaise que dans les foires. Enfin nous sommes rentrés à bord vers 4h½ . En arrivant, nous avons du reste appris que l’embarquement du charbon et les formalités à faire pour traverser le canal n’avançaient pas, que nous ne partirions pas avant 5h, mais nous n’avons pas profité de cette liberté de retourner à terre et nous avons été nous coucher.

Si bien que je dormais quand, à 5h½, nous nous sommes remis en route et que je me suis réveillé alors que nous étions entrés dans ce fameux canal de Suez. De chaque côté, c’était déjà le désert, rien que du sable. Il fallait attendre une heure pour voir deux ou trois arbres jaunis autours d’une case et quelques Arabes qui vivent là, on ne sait comment. Vers 2h nous sommes passés près d’un village Ismaïlia qui, avant le percement de l’isthme, formait une oasis sur le passage des caravanes et presqu’aussitôt nous voyons un mirage. Bien que nous fussions avertis, nous aurions juré voir des îlots et des arbres se reflétant dans un lac, là bas à l’horizon, à tel point que pas mal de passagers croyaient que nous nous moquions d’eux en leur disant que c’était un mirage et qu’il leur a fallu la parole du commandant et du pilote pour les convaincre.

Nous avons donc suivi le canal à une vitesse de 10 kilomètres seulement, car si on allait plus vite, le remous fait par l’hélice ferait ébouler les bords sablonneux, obligés deux ou trois fois de s’arrêter et de se garer pour laisser passer un navire venant en sens contraire. Enfin, nous sommes arrivés à Suez à 2h du matin. Là, nous n’arrêtions qu’une heure et comme nous mouillions assez loin de terre, il n’y avait pas à songer à aller à terre. Aussi tout le monde s’était couché de bonne heure et moi qui étais resté sur la passerelle pour voir la sortie du canal, j’en ai fait de même aussitôt mouillés.

Je me suis donc réveillé dans la mer Rouge qui du reste était aussi bleue et aussi calme que la Méditerranée, mais plus chaude. La température, déjà élevée dans le canal, montait pour monter encore le lendemain et atteindre 37° sur le pont, malgré les tentes, malgré les arrosages du pont. Dans les cabines, malgré les portes et les sabords ouverts, malgré tout ce que l’on peut faire pour les ventiler, on à encore 5° en plus au moins. Aussi, la consommation de glace devient effrayante à bord, les passagers s’allongent dans les chaises longues, sur les bancs et n’ont plus la force de faire un mouvement. Le lundi, c’est devenu pis encore, alors que la vitesse du navire faisait une petite brise jusque là, ce jour là, un petit vent du nord s’élève, juste à la vitesse du bateau, si bien qu’on ne sent pas un souffle de vent et que la fumée s’élève toute droite au dessus de nous. Aussi, les chauffeurs arabes eux même n’en peuvent plus, et pour ne pas les tuer, le commandant est obligé de réduire la vitesse et par conséquent le chauffe. Enfin les officiers qui traversent 6 fois par an la mer Rouge depuis pas mal d’années, l’ont vue plus chaude au mois de juillet et d’août, mais pas souvent, ni beaucoup. Puisque je voulais me rendre compte de la chaleur de ces contrées, me suis favorisé.

Du reste, d’accord avec l’enseigne Fort dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre et cet ingénieur de Centrale allant à Hanoï (il s’appelle Rouquier) dont je vous ai parlé aussi, il a été entendu que vous appliquerions la méthode homéopathique et que pour avoir le moins chaud possible, nous nous donnerions le plus de mouvement possible. Les autres Cambon, Dorémies, Faure suivent un peu aussi cette méthode mais assez faiblement et sans beaucoup de conviction. Et pourtant la méthode est excellente, vous suons à grosses gouttes bien souvent, mais nous évitons cet abrutissement cet engourdissement qui s’empare de tous les autres passagers et surtout nous pouvons dormir la nuit ce qui est difficile pour les autres qui, énervés par toute une journée passée dans un fauteuil, ne peuvent trouver le sommeil car, pendant la nuit, la température ne s’abaisse pas de 2 degrés. Et nous pouvons manger de bon appétit aussi, notre petit coin fait honneur au menu d’une façon très satisfaisante !

Donc chaque après-midi, nous remplaçons la sieste par quelque partie de palet, nous allons et venons. Et même, pendant ce terrible lundi dont je vous parlais, comme nous nous endormions malgré tout, nous avons mis en usage les grands moyens et nous avons fait, à 2h de l’après-midi, en pleine mer Rouge, tout près de l'îlot de Périm, si brûlé et désolé, un concours de saut, saut en hauteur, en longueur, avec et sans élan. Puis une course à cloche pied et le résultat est que nous nous portons à merveille !

Et pourtant la chaleur était grande et surtout lourde. C’est une chaleur humide et abrutissante, tellement humide que l’encre ne peut sécher et que cette lettre est un véritable brouillon. Et pourtant nous avons passé cette nuit le cap Gardafui, nous sommes dans l’Océan Indien maintenant et il n’y a plus guère que 31° ou 32° avec une assez jolie brise. Mais au bout de cinq minutes d’horloge, je tourne la page et cela brouille encore.

Enfin, malgré tout, la chaleur est maintenant supportable, nous trouverions des joueurs maintenant si un petit roulis n’empêchait plus les jeux maintenant. Et somme toute, je suis malgré tout content que la mer Rouge soit passée, car il faut encore une certaine dépense d’énergie pour appliquer cette méthode homéopathique et si au lieu d’avoir à appliquer le traitement pendant 4 jours, il fallait l’appliquer pendant 4 semaines, je crois que le courage manquerait avant la fin.

Je ne devrais peut être pas vous dire ce que je vais vous écrire, car au fond cela a été un peu une folie mais enfin tant pis. J’avais projeté avec Rouquier de descendre dans les machines et les chaufferies; donc, mardi vers 3 heures, nous descendons avec un 3ème passager qui au dernier moment avait voulu nous accompagner et qui du reste est remonté deux minutes après. Mais, au bout d’un quart d’heure, Rouquier à son tour n’en pouvait plus, et est parti. Quand je suis remonté, après une visite complète d’au moins une heure, je l’ai trouvé atteint d’une migraine avec un mal de tête fou. Heureusement, il était remis le lendemain matin. Quant à moi, est-ce parce que j’ai eu plus de chance, ou parce que la campagne de l’année dernière m’a aguerri contre la chaleur, enfin cette imprudence n’a pas eu la moindre suite.

Voilà l’heure du thé, je m’arrête! Demain je vous ajouterai encore 4 pages et avouez que ce sont des pages qui comptent.

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