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Vendredi (20 septembre 1901)

Je continue donc et j’ajoute 4 nouvelles pages aux 4 premières.

Nous avons eu hier un peu de vent et de roulis, les passagers commençaient à faire les grimaces, plusieurs dames n’avaient pas paru à table à midi, mais le vent est tombé dans l’après-midi et le bateau est redevenu immobile. La chaleur est revenue un peu avec le calme, mais ce n’est plus la température de la mer Rouge. On peut maintenant dormir dans les cabines, alors que ces 3 derniers jours tout le monde couchait sur le pont. Vers 10 ou 11 heures, ce pont commençait à présenter un aspect très drôle, on voyait les passagers remonter de leurs cabines avec une couverture ou un oreiller pour s’installer un lit sur une chaise longue ou sur un banc et s’installer là pour y passer la nuit. D’autres montaient leur matelas et l’installaient dans un coin. Quant à moi, mes préparatifs étaient plus simples, quand vers minuit et demi ou une heure, je disais bonsoir à l’officier de quart, j’allais me mettre en caleçon et chemise de nuit et pan! sur le pont, couché sans intermédiaire d’oreillers, de couvertures qui sont toujours chaudes, je m’endormais et ne me réveillais qu’à 7 ou 8 heure du matin.

Je vous ai déjà dit que nous ayons à bord 70 chauffeurs arabes; ils sont très précieux. En effet ils ne coûtent pas chers à la compagnie, outre leur nourriture, ils touchent 16 roupies par mois, la roupie valant de 1f70 à 1f75. Et leur nourriture n’est pas non plus coûteuse, du riz, encore du riz, toujours du riz. Ils ne voient et ne veulent jamais de viande.

On les voit dîner à l’avant. Pour cela, ils se réunissent par groupes de 4 autour d’une bassine de fer contenant leur riz cuit à l’eau et chacun puise là-dedans à pleines mains. Comme les mains sont pleines du charbon et de l’huile de la machine, les dernières bouchées sont noires, mais cela ne les dérange pas. Comme boisson, du thé sans sucre, dans lequel de temps en temps ils mettent une poignée de riz qu’ils délayent avec les mains. A bord, on n’a pas prévu de logement et de couchettes pour eux, ils logent où ils veulent, dans les coins des soutes à charbon, entre les caisses de marchandises, un peu partout, on n’a jamais pu bien savoir où. Pour les conduire, on a ce que l’on appelle le suran qui est une sorte de prête pour eux, car il a fait deux ou trois fois le voyage de la Mecque. C’est ce suran qui transmet aux Arables les ordres du commandant, qui surveille ces hommes et qui, lorsque le commandant se plaint de la chauffe, tape dessus à coups de baton.

Il y a deux ans, le syndicat des chauffeurs de Marseille avait voulu obliger la Cie des Messageries Maritimes à prendre des français au lieu d'Arabes. La Cie à dit qu’elle acceptait de faire un voyage d’essai, la mer Rouge a été chaude justement pendant ce voyage, si bien que plus de la moitié des chauffeurs français sont tombés malades, quelques uns sont morts et le paquebot a du rentrer à Marseille en filant 6 nœuds seulement.

Ces Arabes sont donc très précieux à la Cie qui du reste n’a pas de mal à les recruter, car cette vie leur semble très supportable et le traitement de 16 roupies, 27f par mois, leur semble très joli. En effet, après un an de voyage, ils s’arrêtent à Suez ou à Aden pour retourner chez eux et avec leurs économies d’un an, ils peuvent nourrir toute une famille sans rien faire pendant trois ou quatre années.

En ce moment nous avons à bord, je vous l’ai dit, environ 200 passagers dont la plupart sont pour l’Australie ou le Tonkin. Pendant que "Armand Béhic" filera vers Nouméa, nous prendrons passage à Colombo sur le "Salazie" qui ne sera arrivé que de la veille de notre propre arrivée, laquelle aura lieu lundi l’après-midi. Nous n’arrêterons à Colombo que 3 ou 4 heures, le temps que doit durer le transbordement de nos bagages d’un bateau sur l’autre. Sur le "Salazie" nous serons beaucoup moins nombreux que maintenant et ce sera heureux, car le "Salazie" est beaucoup plus vieux que l"Armand Béhic", est de 10m plus court, moins bien aménagé. Il ne faut donc pas que nous soyons nombreux pour avoir toutes nos aises.

Après Hong-Kong, si nous n’embarquons pas de nouveaux passagers en route, il ne restera en 1er classe, à destination du Japon, qu’un seul passager en dehors de nous 4 aspirants. C’est un officier russe qui rejoint le croiseur russe "Russia" à Port Arthur. Comme il avait l’ordre d’aller là dans un délai de 2 mois et que le gouvernement russe lui octroyait un millier de francs pour ce voyage, il n’a pas voulu prendre les paquebots russes qui partent de la mer Noire (où il se trouvait) pour Port Arthur et sur lesquels le voyage lui coûtait 7 ou 800f. Pour être mieux logé, nourri, etc..., il est allé à Paris, et de là à Marseille s’embarquer sur l"Armand Béhic" et le voyage jusqu’à Nagasaki lui coûte ainsi 1800f. De là, il prendra un autre paquebot pour Port Arthur. Cette fantaisie lui coûte un peu cher, mais il est assez riche pour se payer cela. En Russie, en effet, les nobles seuls peuvent être officiers de marine; la même condition n’est pas imposée aux officiers de l’armée de terre. Il parle français très bien, quoique avec un assez fort accent et m’a déjà invité à dîner sur le "Russia" si le "Redoutable" le rencontre à Port Arthur ou dans quelque port chinois ou japonais.

Je vous ai déjà dit dans ma lettre mise à la poste de Port Saïd que nous avions un évêque allant aux îles Fidji. De plus, comme passagers de 2ème classe, il y a 4 missionnaires allant avec lui dans son évêché. Nous avons eu donc une messe sur le pont dimanche et nous allons en avoir une nouvelle dimanche prochain, mais en musique cette fois. Les dames, les musiciens du bord chanteront, joueront pendant que l’évêque officiera. On en parle depuis quelques jours, mais depuis hier, il y a un projet qui fait oublier ce premier. Il s’agit d’une soirée pour dimanche soir. On laisserait des 2ème et 3ème classes accéder chez nous pour faire des spectateurs et alors il y aurait concerts, chansonnettes, monologues, etc... Comme il faut un prétexte, c’est comme toujours un prétexte de charité que l’on invoque. On fera une quête au profil des veuves et des orphelins des pécheurs morts en mer. C’est décidé maintenant, un comité est formé, cherche des artistes, des dessinateurs pour faire des programmes, etc... On parle maintenant d'ajouter un bal au concert, mais les dames manquent un peu malgré tout.

L'océan Indien est particulièrement renommé pour sa phosphorescence, toutes les nuits il l’est, un peu comme l’était la mer des Antilles. Cette nuit, j’ai eu la bonne fortune de voir un phénomène de phosphorescence très rare. J’étais resté sur la passerelle plus tard que d’habitude, il était deux heures du matin, je disais enfin bonsoir à l’officier de quart quand une grosse lueur m’a fait regarder la mer. Il y avait là une sorte de grande tache de feu qui se mit à grandir jusqu’à avoir plus de cent mètres de rayon puis qui s’éteignit tout doucement. On avait la même impression qu’à un feu d’artifice quant au bouquet les fusées partent d’un même points puis s'étendent dans toutes les directions, puis que une à une, les étoiles et les chenilles s’éteignent. L’instant d’après, la même chose se reproduisait puis à gauche, à droite, sous le navire, au loin, tout près, de plus en plus pressées. A un certain moment avant que l’une soit éteinte, deux ou trois autres se montrent devant, derrière, les mats du navire en étaient tout éclairés et les yeux tout éblouis. Puis, ces bouquets devinrent moins fréquent, de plus en plus rares et à 2 h ¼ tout était fini. Cet officier de quart n’avait vu cela qu’une seule fois et les 2 autres lieutenants ne l’ont jamais vu et pourtant ils traversent 8 fois par an l’Océan Indien et cela depuis douze ou quinze ans. J’avais eu déjà la chance, l’an dernier, de voir, pendant un quart de minuit à 4, la mer de lait qui est quelque chose de très rare aussi. Je n’ai plus, en fait de phosphorescence, qu’à voir que la mer tout à fait phosphorescente, d’un bout à l’autre de l’horizon, c’est peu fréquent, mais chacun des officier du bort l’a vue ainsi deux ou trois fois. Mes camarades qui étaient allés se coucher dès minuit sont navrés d’avoir manqué cela.

Avant d’arriver à Colombo, je tacherai de trouver le moyen de vous mettre encore 4 grandes pages, vous voyez que je vous raconte toutes les histoires possibles, pour en mettre le plus possible

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