Vendredi 27 septembre 1901
De quoi vous parlerai-je, cette fois ? Je ne vois guère que la soirée passée à Colombo où nous sommes arrivés vers 3h lundi. Nous sommes venus nous amarrer auprès du "Salazie" qui devait partir le lendemain à 8h du matin. Tout autour de nous, étaient déjà une foule de canots montés par des naturels et aussi ces embarcations à balancier avec lesquelles ils peuvent affronter les plus fortes tempêtes bien quelles ne soient fait de quelques planches et des troncs darbres. Et aussitôt arrachés, nous étions envahis par les Cingalais ainsi quon appelle les habitants qui du reste ressemblent absolument aux Hindous, ce qui est très naturel, puisque Ceylan touche aux Indes. Ce sont des gens grands et presque tous très maigres et très élancés, parfois presquaussi noirs que des nègres, mais avec des cheveux et non de la laine sur la tête. Comme les Annamites, etc..., dont ils ont la petite chevelure très noire, ils se font un chignon et, de plus, portent un grand peigne comme on en met aux petites filles, mais en le plaçant en sens contraire. De plus, le nez et les lèvres sont beaucoup moins écrasés que chez les nègres, il y a même beaucoup de ces hommes qui ont des traits très fins et très beaux. Presque tous ont lair très énergique ; très fier et, en réalité, ce ne sont que des brutes que les policeman font circuler à laide dun énorme martinet dont ils sont toujours armés. Les femmes sont en général horribles, du reste on nen voit guère dans les rues sauf celles de quelques gros commerçants qui vont se promener en voiture et en robe blanche bien entendu pour faire ressortir la couleur de leur peau.
A peine arrêtés, un petit remorqueur de la Cie des Messageries est venu nous accoster et nous mener à terre. Limpression à larrivée est tout ce quil y a de plus favorable; il y a dabord le débarcadère le plus commode et le plus pratique que je nai jamais vu, les Anglais ont voulu faire à Colombo un grand port, il ny avait rien naturellement, mais il y ont mis le prix et ont fait là quelque chose de splendide.
Le coup dil de Colombo est magnifique. Ce nest pas à proprement parler une ville, il y a seulement autour du débarcadère quelques hôtels, magasins, les bâtiments de la douane, etc... Et ensuite sur un énorme espace de grandes avenues bordées de jardins au milieu desquels se trouvent des maisons, des villas. Figurez-vous toute une ville où les rues sont semblables à la route de Trouville du côté de Killerville, avec, en plus, léclairage au gaz qui va dun bout à lautre de ces avenues jusquà trois ou quatre kilomètres du débarcadère. Et avec cela, la végétation tropicale dans toute sa force: bananiers palmiers, baobabs, etc... La végétation est tellement active quelle est considérée comme, peut être, la plus belle du monde et cest là que les commentateurs de l'Ecriture Sainte croient quétait autrefois le Paradis terrestre.
Du reste, on ne voit que 2 couleurs dans cette ville: du rouge et du vert. Le vert des arbres, de lherbe, des buissons. Tout le reste est rouge, le sol est très riche en fer et est dun rouge vif, plus que les briques cuites. Les murs sont en briques, les toitures des maisons en tuiles, jusquau plus petit hangar tout est rouge. Et comme le rouge et le vert sont deux couleurs qui sharmonisent très bien, ce rouge et ce vert très vifs, sous la lumière brillante de ces régions, offrent un coup dil magnifique.
A peine débarqué nous étions entourés par les pousse-pousse. On ne voit que quelques voitures de luxe, les fiacres sont remplacés par les pousse-pousse. Ils ne sont pas chers du reste, pour une demi-roupie par heure (la roupie est 1f70 ou 1f75), ils vous emportent au grand trot et courent à une allure très rapide sans sessouffler le moins du monde. Du reste, les véhicules sont très légers, une paire de roues très hautes, mais très fines, un siège entre les deux brancards, bien rembourré, avec une capote que lon relève contre le soleil ou la pluie.
Donc, nous étions suivis par toute une bande de ces pousse-pousse dont le nombre augmentait à chaque pas: 4, puis 6, puis 10, puis 20. A un moment nous nous arrêtons pour discuter de ce que nous allons faire et nous voilà entouré par les pousse-pousse qui forment deux cercles autour de nous. Ce qui nous a décidé à monter en voiture et à nous faire conduire sur une promenade qui longe la mer et qui est le boulevard des Italiens de lendroit. A ce moment, alors que le soleil se couchait dans un ciel rouge, jaunes, vert, violet, les élégantes de lendroit passaient en voiture ou en pousse-pousse. Ca et là, quelques officiers anglais, mais combien rares! Nous sommes passés devant une immense caserne pouvait contenir 15.000 hommes, tout était vide presque! Il ne reste juste que ce qui est nécessaire pour assurer la police de la ville, les autres sont au Transvaal.
A ce propos, il y a, tout près de Colombo, un camps où se trouvent réunis quelques milliers de prisonniers Boers. Je ny suis pas allé, mais quelques passagers en sont revenus en disant que ces prisonniers semblaient bien traités, à tous les points de vue.
Nous avons soupé à terre, le menu était mi-partie anglais et français. Aussi après avoir mangé un plat français, on nous offrait en même temps, pour en charger notre assiette, de la viande, des pommes de terre, de la salade, une purée de pois et de la confiture de groseilles.
Après le souper, comme nous prenions le café sur la terrasse, sest amené un charmeur de serpents avec un cobra dont il faisait toutes les simagrées dusage. Le cercle sest fait autour de lui et il a fait alors quelques tours de passe-passe ; puis il sest mis à cracher du feu, ensuite il a mis une mangue en terre et en a fait pousser un petit manguier. Pour finir, grand combat entre son cobra et une mangouste, sorte de gros rat avec une queue de chat, qui attaque les serpents et les tue très bien, même les plus venimeux, en leur tombant avec une souplesse extraordinaire, juste dernière la tête, à la naissance du cou.
Nous avons ensuite fait un tour chez les marchands qui vendent tous ces objets en ivoire ou en ébène, toutes ces bagues à pierres énormes dont je vous parlais. Mais nous navons fait cette visite que dans lintention de nous amuser et sans faire le moindre achat.
Le "Salazie", sur lequel nous avons embarqué le lendemain matin, est parti de Colombo vers 8 ou 9 heures. Je vous ai déjà dit que ce navire est plus vieux et plus bas que l"Armand Béhic", le salon est moins grand, lespace réservé à la promenade est un peu plus grand, mais au lieu dy être seuls, les passagers de 1ère classe sont là avec ceux de seconde classe. Seuls, le fumoir et le salon, nous sont réservés. La salle à manger est peut être plus grande que sur l"Armand Béhic", mais comme elle est tout à fait sur larrière, au lieu dêtre au milieu, dès que le navire remue un peu, les passagers délicats quant à lestomac, ne paraissent pas à table. Cest ainsi que bien que nous nayons eu jusquici quune petite houle de 2 ou 3m seulement, notre ingénieur dHanoï na pas mangé depuis deux jours.
Samedi 28 septembre
Nous avons, en changeant de bateau, perdu quelques passagers, entre autres: lenseigne Fort et lévêque des îles Fidji. Nous navons pas trouvé beaucoup de passagers de 1ère classe sur le "Salazie", quelques anglais embarqués à Aden ou à Bombay et cest tout. Il était, en effet, inutile de partir 8 jours plus tôt de Marseille pour ne pas arriver plus tôt. En revanche, il y avait beaucoup de passagers de 2ème classe partis sur le "Salazie", un peu pour voir Aden et Bombay auxquels touchait ce paquebot, et surtout pour être mieux, car si nous regrettons l"Armand Béhic", les passagers de 2ème classe préfèrent le "Salazie", où ils sont moins parqués et moins sacrifiés aux passagers de 1ère classe.
Parmi les passagers de 2ème classe, se trouve une troupe (opéra, opérette, comédie), en tout une trentaine dartiste, allant à Hanoï où il y a, parait il, un très beau théâtre ayant coûté 2 millions et demi.
Il y a aussi une sorte de bohème faisant partie à la fois dun journal anglais et dun journal français, mais qui a déjà passé 5 ans en Extrême Orient et qui peut donner tous les renseignements désirés sur les escales, le change des roupies ou des piastres, la malhonnêteté des marchands, etc... Il est vrai que, lorsque nous allons sur la passerelle, nous pouvons trouver les mêmes renseignements auprès des officiers, car bien entendu, nous avons ici comme sur l"Armand Béhic" la faculté daller et venir partout ou il nous plaît. Le commandant pourtant nest pas un ancien officier de marine, comme les lieutenants, il sort de lécole des capitaines au long cours.
Il est, du reste, le plus aimable du monde avec nous, a mis ses cartes et son bateau à notre disposition. Mais, les passagers regrettent le commandant de l"Armand Béhic" qui était un homme du monde, venant chaque matin causer avec les dames, et qui en même temps tenait son navire beaucoup mieux que ne le fait le commandant du "Salazie" dont les garçons sont beaucoup moins actifs et prévenants, dont la cuisine est moins bonne, dont la discipline est moins sévère que sur l"Armand Béhic".
Dimanche 29 septembre
Nous avons à bord un Mr Ajalbert qui, ayant une jolie fortune, a voyagé en Auvergne, en Espagne, etc... et a écrit sur ses voyages des livres qui ont eu un certain succès. Cette fois, il est en route pour le Tonkin, lAnnam et le Cambodge sur lesquels il écrira un nouveau livre. Cest un gros homme, toujours gai ; mais qui ne veut pas sacrifier la moindre des commodités; il veut bien voyager, mais à condition dêtre aussi bien en voyage que chez lui. Aussi, il a je ne sais combien de bagages, des caisses de vieux vin, de champagne, deau de Vichy. Il ne fait jamais le trajet de Paris à Trouville, par exemple, en été, sans avoir avec lui, en wagon, une caisse contenant de la glace dans de la sciure et quelques bouteilles de bière ou de limonade. Et comme avec cela, il na pas toujours de veine, il est tout à fait amusant. A Colombo, il se présentait à bord des Cingalais offrant de blanchir le linge dans la nuit. Un peu cher, 5f la douzaine de pièces. Mr Ajalbert donne son linge sale et le lendemain, en ouvrant son paquet, après avoir payé, il sort une masse de charpie. Tout le gros linge, vestons de toile, chemises de nuit, etc... tenait encore ; mais son linge fin ! Les mouchoirs brodés, les chemises à plis, bons à envoyer à la mer. Si bien qu'il a été plus volé encore qu'un monsieur auquel est arrivé laventure suivante. Au moment où le "Salazie" allait partir, tout à fait au dernier instant, alors que ce monsieur qui avait donné le linge à blanchir croyait ne jamais le revoir, le Cingalais arrive dans sa cabine très pressé.
« Vite, vite monsieur, cest 10f, deux douzaines, la bateau part ! » Le monsieur tout content paie, le Cingalais disparaît, et en ouvrant le paquet, le monsieur voit que son linge était aussi sale et chiffonné que lorsquil lavait donné la veille.
En ce moment, il est dix heures du matin, nous arriverons presquaussitôt après le dîner, à Singapour, vers 2 h probablement. Le commandant nest pas content. Il a embarqué à Bombay du charbon indien et ce charbon est tellement mauvais, quil ne peut pas dépasser 12 nuds alors quil en donne 13 en temps ordinaire. Aussi, sommes-nous en retard. Nous devions arriver à Singapour ce matin, pour en repartir ce soir, nous nen repartirons que demain de bonne heure. De plus, pour remonter à Saïgon qui est sur le fleuve Rouge, il faut profiter de la marée et le commandant craint de la manquer, il nous faudrait alors attendre 6 ou 8 heures devant lembouchure du fleuve, ce qui nous ferait 24 heures de retard. Nous devions arriver à Saïgon le 1er octobre, daprès litinéraire, nous ny serons que le 2.
A bord, nous avons cessé les jeux dont nous usions sur le "Salazie", avec ce mélange des 1ère et 2ème classe, nous navons plus les grands emplacements que nous avions sur l"Armand Béhic", il est vrai que jai trouvé quelques joueurs déchecs et que nous en faisons pendant deux ou trois heures chaque jour.
Jusquà Vendredi, nous avons eu fine brise assez fraîche, il y avait un peu de roulis et de tangage qui ont dabord indisposé quelques passagers et amené pour Mr Ajalbert une série dépreuves. Un soir donc, il était assis au fumoir et demande de la bière. Il sen verse un verre, allume une cigarette et son verre roule par terre. Il demande un nouveau verre, lemplit et le tient fortement en disant « Au moins, celui-là, je suis sûr de le boire ! » Il navait pas fini que le roulis renverse la bouteille vide qui vient tomber sur son verre et le casse. Furieux, il redemande un troisième verre et tient cette fois, et le verre et la bouteille, mais cest la bouteille de lun de ses voisins qui vient encore un coup briser son verre. Cette fois, il a renoncé à boire et était dans une colère bleue, pendant que nous rions à en mourir. Il est allé ensuite voir le commissaire, le commandant voulant à tout prix quon installe dans les tables du fumoir des trous pour tenir les verres.
On le lui à promis, on a rien fait, mais vendredi soir, nous avons passé le long des côtes de Sumatra qui nous ont abrité contre le vent du S.O. Aussi instantanément, la mer est redevenue calme comme un lac, le roulis sest arrêté et Mr Ajalbert peut boire en paix.
Jusquici je ne connaissais, pour rester avec nous jusquau Japon, que lofficier russe dont je vous ai parlé et qui est justement lun de mes partenaires aux échecs. Mais, nous avons trouvé sur le "Salazie" une espagnole Mme de Carcer qui va là avec ses 3 enfants: Carmen, Pépito et un tout petit bébé. Du reste, cette espagnole est une assez triste dame qui se pique à la morphine et boit de léther. Il est vrai qui nous pouvons encore aux escales de Chine, à Hong-Kong ou à Shanghaï embarquer quelque mandarin chinois et je le souhaite car la distraction manquera peut être si nous ne restons que 7 ou 8 dans ce grand bateau, dans cette énorme salle à manger.
Je vous ai déjà dit, je crois que léquipage du "Salazie" est à peu près le même que celui de l"Armand Béhic", quelques chauffeurs arabes en moins. De plus, une partie des garçons, pas ceux qui servent à table, mais tous ceux qui sont au nettoyage, à tirer les punkas, à laver la vaisselle ou à cirer les souliers, tous ceux là sont annamites.
Je vous embrasse tous de tout cur.
Votre fils
Joseph