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le 1° octobre 1901

Chers parents,

Nous devons arriver demain matin à Saïgon. Nous allons, ce soir entre 10h et minuit, nous arrêter au cap St-Jacques à l’entrée des passes de Saïgon pour attendre la marée et vers 2h du matin, avec la marée, nous remonterons le fleuve pour arriver à Saïgon le même matin à 6h. Là nous allons débarquer presque tous nos passagers et nous n’en reprendrons que bien peu. Nous avons aussi à décharger presque toute notre cargaison, si bien que nous allons rester 36 heures à cette relâche, pour n’en repartir que le lendemain vers 6h du soir. Nous avons 3 passagers de 1er classe qui sont montés à Singapour: un chinois en pantalon de soie bleue et blouse de soie gris perle et une natte qui ne s’arrête qu’à quelques centimètres de terre; un jésuite anglais qui va à Macao dans une mission portugaise; et enfin un officier anglais qui ira jusqu’au Japon, car quittant les Indes pour aller en congé en Angleterre, il rentre en faisant le tour du monde par le Japon et les Etats-Unis.

Nous sommes arrivés à Singapour de meilleure heure que nous ne l’espérions tout d’abord, nous étions amarrés à quai dès 2h. Pour arriver, nous passons dans un canal entre l’île de Singapour et les îlots qui sont au sud et ce canal est une merveille avec ses rives et ses rochers rougeâtres surmontés de masses de verdures.

En arrivant à quai, nous avons trouvé là 2 autres paquebots des Messageries Maritimes; l’un qui fait le service entre Singapour et les îles de la Sonde; l’autre l"Indus" revenait du Japon et ramenait des troupes en France. C’est lui qui a pris nos lettres et à ce propos en voyant les passages des paquebots aux escales et leur arrivée à Marseille, dans le Matin, vous pouvez prévoir l’arrivée de mes lettres et savoir juste quel courrier vous les apportera.

Singapour est déjà une ville chinoise, on y trouve encore beaucoup de Malais, de Cingalais etc...; mais presque tous les marchands sont chinois, les garçons dans les hôtels ont à qui mieux mieux les longues tresses qui leur battent le dos.

Nous avons fait une promenade ravissante dans un jardin des plantes qui est tout auprès de la ville. Il n’y a pas beaucoup d’animaux, mais le jardin est immense avec des allées, des pelouses, des coins de forêt, des serres.

Nous avons encore dîné à terre avec de la cuisine anglaise et, après un tour dans la ville, nous sommes rentrés à bord. Le navire du reste était amarré aux quais qui sont à un bon kilomètre de la ville. Le navire est reparti vers minuit.

Maintenant, les trois quarts des passagers font leurs malles puisqu’ils doivent s’arrêter à Saïgon, ou quitter là le navire pour prendre une annexe des Messageries Maritimes qui les conduira à Hanoï ou quelqu’autre ville du Tonkin. Pour nous quatre, nous irons voir à Saïgon, le capitaine de vaisseau qui y commande les quelques défenses, etc... dépendants de la marine et qui nous dira où se trouve au juste l’escadre que nous devons rejoindre.

Tous ces passagers sont très heureux aujourd’hui, car la vie de paquebot ne leur réussit pas. Faute d’habitude et aussi de tempérament, l’ingénieur qui va à Hanoï, par exemple, à perdu tout entrain, reste couché 14 heures par jour et n’a plus un sou d’énergie. Beaucoup d’autres, sans être aussi fatigués, sont dans un état analogue; ils ne savent que faire, s’ennuient. Avec cela la température est remontée à 35° et sans vent. Il est vrai que ce n’est pas la mer Rouge, car d’abord l’atmosphère est beaucoup moins humide, ce qui est un premier avantage, et puis, en réalité, nous avons eu plus chaud dans la mer Rouge que je ne vous l’ai dit. Le thermomètre qui marquait 37° était celui de la salle à manger mais que l’on à choisi exprès marquant trop bas pour donner courage aux passagers. Mais la veille de notre séjour à Colombo, en feuilletant le journal du bord où l’on marque chaque jour à midi et à minuit les températures relevées au thermomètre de la passerelle qui est en plein air, donc l’endroit le plus frais du bateau, bien à l’ombre bien entendu et exact celui là, nous avons eu 39,5° à midi la dernière journée de notre navigation en mer Rouge et il y avait encore 37°5 à minuit.

Quant à nous 4, nous nous portons tous à merveille et ne demandons pas mieux que d’aller jusqu’au Japon. Je ne sais si c’est l’habitude de vivre sur un navire, ou bien parce que nous avons eu 3 étés de suite pour nous habituer à la chaleur, mais nous sommes toujours frais et dispos. Si bien que je ne sais si c’est parce que nous sommes toujours en mouvement, ayant quelque histoire à raconter, quelque farce à faire ou quelque jeu à essayer, que nous nous portons si bien, ou si c’est parce que nous sommes toujours actifs et gais que nous nous portons à merveille.

Enfin, il y a un fait certain, c’est que pour avoir de l’appétit, nous n’avons pas encore besoin de poivre et de moutarde et que je n’ai pas envie de manger le riz karik, c’est à dire du riz bouilli et additionné d’une sauce horriblement forte au piment rouge, seule chose que mangent encore avec plaisir tous ceux qui sont anémiés et fatigués par la chaleur humide. Nous en sommes toujours au régime du fort beefsteack entouré de pommes frites ou de poulet rôti.

Je m’étends si longuement pour bien vous prouver que cette terrible campagne de Chine n’a pas l’air de vouloir m’éprouver davantage que la campagne du Brésil ou des Antilles. Et pourtant, si nous avions à être malades, ce serait maintenant car nous allons remonter au Japon où nous aurons besoin de nos vestons bleus, où nous aurons presque froid. Il y a bien des roses en pleine terre à Noël, dans les jardins de Nagasaki, mais pensez donc, 10° ou 15° seulement au-dessus de zéro, ce ne sera que juste assez pour nous.

Nous pourrions avoir de très grands froids, si au lieu d’être au Japon, nous étions sous la même latitude, mais en Chine. A Pékin, par exemple, il y a des hivers très rudes. Mais il est bien rare que les amiraux aillent par là, autrement qu’au printemps ou en automne. Ils ont soin de remonter ou de redescendre suivant les saisons, pour avoir toujours une température agréable.

2 octobre 1901

Je n’avais pas terminé cette lettre hier, car le paquebot qui doit l’emporter en France ne part que ce soir ou demain, je puis donc ajouter quelques mots.

Nous sommes arrivés à l’embouchure de la rivière (au cap St-Jacques) peu avant minuit et là nous avons mouillé. Nous en sommes repartis à 3 heures pour arriver à Saïgon à 7 h. Nous sommes sortis tous les quatre en ville ou plutôt nous nous sommes fait conduire chez le capitaine de vaisseau, commandant la marine à Saïgon pour voir s’il n’avait pas reçu quelque ordre concernant notre destination, comme il n’avait rien, nous continuons sur le Japon.

Notre prochaine escale est Hong-Kong.

Nous sommes allés ensuite chez le commissaire de la division pour toucher notre mois de solde échu mais il paraît que nous ne pouvons rien recevoir tant que nous ne saurons pas sur quel navire nous devons embarquer. Il est donc fort heureux que les dépenses soient presque nulles à bord des paquebots et que nous ayons encore largement de quoi rejoindre le Japon.

Nous sommes rentrés ensuite à bord pour dîner, nous avons donc à peine aperçu la ville. Nous n’avons guère pu nous rendre compte que du bon marché des voitures. Une voiture à 4 places est payée 15 cents la course, 30 cents l’heure c’est à dire 7 sous et demi la course, 15 sous l’heure. Le cent est en effet la centième partie de la piastre indo-chinoise laquelle piastre est une pièce d’argent plus grosse que notre pièce de 5f puisqu’elle pèse 27g au lieu de 25g, mais qui ne vaut que 2f50, presque exactement le poids de l’argent qu’elle contient.

Maintenant, c’est à dire à 2 h de l’après-midi, il n’y a rien à faire à Saïgon, c’est l’heure de la sieste, tout le monde dort, les rues sont à peu près désertes. Nous sortirons dans la soirée et nous irons peut-être au théâtre annamite. Pourtant, nous aurons probablement sommeil. Nous n’avons pas voulu nous coucher avant minuit pour voir l’arrivée au Cap St-Jacques et alors nous nous sommes étendus sur le pont dans des chaises longues. L’appareillage nous à réveillés des 3h et nous avons suivi la navigation en rivière, si bien que nous n’avons eu que 2 heures de sommeil.

Peut être vais-je mettre un mot à mon oncle Paul, je le lui avais promis à mon arrivée en Indo-Chine.

Je vous embrasse tous de tout cœur,

Votre fils,

Joseph

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