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6 octobre 1901

de Hong-Kong

Nous sommes donc arrivés à Saïgon, le mercredi 2 octobre à 7 heures du matin. Sur le quai, il y avait pas mal d’officiers, de fonctionnaires, quelques dames attendant des amis qui devaient arriver par le "Salazie" ou venus simplement par curiosité. Un peu plus haut, dans la rivière, il y avait quelques navires de guerre: 2 pontons, un croiseur, une canonnière, et aussi l"Amiral Charner" qui est parti presqu’aussitôt pour rentrer en France, de plus le "Takou", un torpilleur chinois pris pendant les dernières affaires. Aussitôt, il y a eu un véritable affolement, les 3/4 des passagers étant pour l’Indo-Chine ou le Tonkin, quittaient le bateau, échangeaient des "au revoir". Pendant ce temps le débarquement des malles et des colis commençait et les gens couraient ça et là pour reconnaître leurs bagages. Puis toute une bande de Chinois envahissait le pont offrant des chaussures, des vêtements blancs, etc...

A ce propos, j’ai eu raison de ne pas faire une grande provision de vêtements blancs, à Saïgon déjà, le pantalon et le veston fait sur mesure, en toile, coûtent 8f75 par exemple. Et en Chine, à Shanghaï, c’est moins cher encore 6f ou 6f50. Enfin, tout s’est apaisé doucement, les derniers passagers sont partis après nous avoir fait promettre pour la plupart d’aller les voir si nous venions à Saïgon, ou si nous repassions par Haïphong et vers 9h, il ne restait à bord que quelques rares personnes. Je vous ai déjà écrit que nous sommes allés voir le capitaine de vaisseau qui commande à Saïgon et qu’il n’avait pas reçu d’ordres à notre sujet. Du reste, l’amiral a ordonné de diriger la correspondance du "Redoutable" sur Yokohama. C’est donc qu’il compte y être dans quinze jours et que c’est là que nous le trouverons, en admettant bien entendu que nous ne nous sommes pas trompés dans nos prévisions et que nous embarquerons bien sur le "Redoutable".

Et comme il n’y a rien à faire à Saïgon, qu’à dormir et à faire la sieste entre 11 heures et 4 heures, nous sommes rentrés dîner à bord.

Nous sommes repartis vers 4h½ pour rejoindre deux passagers dont je vous ai déjà parlé: Mr Ajalbert et Mr Martin. Mr Ajalbert dit rester 8 jours à Saïgon avant de faire sa tournée au Tonkin, en Annam, au Cambodge. Mr Martin est une sorte de bohême, très intelligent qui a roulé un peu partout, connaît tout le monde, sait se débrouiller en toute circonstance. Il était bachelier à 16 ans et demi après s’être fait renvoyer successivement de cinq collèges ou lycées. Il a été ensuite journaliste, en France, en Angleterre; puis s’est présenté aux élections du conseil municipal de Paris. Il a été battu après ballottage par un millionnaire avec lequel il s’est du reste battu en duel parce que celui-ci, après le ballottage, lui proposait 20.000 f pour se désister en sa faveur. Et après cela, il a été réduit, pour payer les frais de son élection, a demander une place de secrétaire de 2ème classe au Tonkin où il gagne 7000 f. Il y a passé 15 ou 16 mois d’abord, mais au lieu d’attendre d’y avoir passé 3 ans pour avoir droit à un congé, il a trouvé moyen de se faire renvoyer en France pour 6 mois à demi-solde. Il retourne au Tonkin avec l’espoir d’être désigné pour escorter Mr Ajalbert qui, de son coté, serait très heureux d’avoir avec lui un homme aussi débrouillard, d’autant plus qu’ils se connaissent depuis longtemps.

Comme nous étions très bien à bord; il était entendu que nous passerions la soirée ensemble, Mr Martin nous pilotant pendant que Mr Ajalbert qui avait ouvert les caisses de vins et d’eau minérale qu’il amène avec lui, nous ferait goûter à sa cave.

Nous avons tout d’abord pris deux voitures pour faire le tour de "l’Inspection" c‘est ainsi qu’on appelle à Saïgon une promenade que font, chaque soir, tous les habitants, au moment du coucher du soleil. C’est là que tout le monde se retrouve, aussi nous y avons revu tous les passagers que nous avions quitté le matin. On longe d’abord la rivière qui est couverte de milliers de jonques, on passe ensuite à travers des huttes indigènes construites en nattes au milieu des marais et des flaques d’eau, puis au milieu de rizières inondées. C’est toute cette eau, jointe à une chaleur qui varie de 30° à 35° avec la saison qui rend le climat si malsain, en une journée les clefs sont rouillées, en 2 jours la moisissure pousse sur les souliers. Au bout de 3 ans les européens sont anémiés, malades et doivent rentrer en France; ceux qui veulent rester un peu plus y restent tout à fait. Et pourtant, on a tout fait pour améliorer la ville, on a surélevé les rues, creusé des égouts, planté des arbres!

Enfin, tout ceci n’a guère d’intérêt pour moi. La promenade passe ensuite dans un très beau jardin des Plantes, puis arrive en pleine campagne, toujours délayée, détrempée, mais où le coucher du soleil qui se reflète dans toute cette eau, est splendide. Et comme dans ces régions tropicales, le soleil se couche très vite, il est nuit noire lorsque l’on rentre en ville.

Nous avons ensuite été dîner à l’hôtel où était descendu Mr Ajalbert et où nous attendait une table couverte des bouteilles déballées le matin même des malles de notre explorateur. Tout le personnel est chinois et du reste le service est très bien fait, ils vont et viennent sans un mot, sans bruit. Ils commencent à parler français mais encore très mal et pour se faire bien comprendre d’eux, il faut employer un jargon tout particulier, par exemple au lieu de : "Ce plat est bon" on leur dit : "Ya bon, ce plat" et pour leur demander de l’eau : "Y’a moyen de l’eau".

Pour demander un plat, c’est très simple. Il y a un menu avec le nom de 6 ou 7 plats portant chacun en face un numéro

1         Omelette

2         Poulet rôti

3         Gigot de mouton

4         -------------

5         -------------

6         -------------

Pour avoir un plat quelconque, il suffit de dire à l’un des garçons le numéro correspondant. Du reste, on peut les demander tous, dans n’importe quel ordre, autant de fois que l’on veut chacun, le dîner est toujours au même prix. Il est vrai qu’avec les européens qui ont seulement 6 mois de Saïgon, il n’y a pas de crainte qu’ils abusent de cette liberté, on les voit demander un œuf et n’en manger que le jaune, puis essayer d’une côtelette, en la couvrant de moutarde et s’en tenir là. Il est bien facile de distinguer les hôtes de passage des hôtes habituels, rien qu’à leur appétit. Aussi Mr Ajalbert se promet bien de ne pas rester longtemps à Saïgon, mais de remonter vite au Tonkin, ou au Laos dont les climats sont beaucoup plus sains.

Après dîner, nous avons été à la musique qui avait lieu à 9h sur la place du théâtre. Car, malgré tout, Saïgon est une jolie ville, la plus belle et la plus coquette de tout l’Extrême-Orient et très agréable lorsqu’on y passe que quelques jours. Ils y a là un théâtre qui à coûté 3 millions; 3 fois par semaine la musique des tirailleurs amanites joue le soir, il y a des statues sur chaques places, des maisons très belles, les rues sont larges comme les boulevards de Paris et plantées d’arbres superbes. Tout Saïgon vient à la musique, ce qui fait une certaine animation car il y près de 3.000 blancs en ville. Je ne parle pas des 30 à 40 mille chinois, annamites, cambodgiens, etc..., dont on ne sait pas le nombre au juste, car tout cela grouille dans les cases, dans des sampans, dans des boutiques ou dans des jonques. Après la musique, nous partons pour Cholon, une grande ville chinoise contenant 200.000 chinois pour à peine quelques milliers d’annamites et seulement 150 français. C’est du reste une ville très commerçante qui est située à environ 5 kilomètres de Saïgon et qui lui est reliée par un chemin de fer ou plutôt un grand tramway à vapeur. On peut aussi y aller en bateau en remontant le fleuve.

Donc Cholon est une ville tout à fait chinoise. Tous les Chinois qu’on y rencontre vont, portant une lanterne d’une main et un parapluie de l’autre. Après une promenade dans ces rues à travers ces boutiques bizarres, notre guide nous a menés au théâtre chinois. Au fond d’une allée, un escalier en bois conduit à la salle au pied de la 1ère marche, un chinois nous tend des billets que nous ne prenons pas. La salle est assez grande, une centaine de chinois sont là sur des bancs regardant sans un mot, sans un geste, sans un applaudissement. Une plate-forme court le long des murs, munie de fauteuils d’osier et formant les loges. Nous allons en occuper une, suivis par le Chinois aux billets qui vient timidement nous réclamer le prix de nos places. Timidement, car Mr Martin lui montre la porte et il file sans demander son reste. La scène est formée d’un fond et de 2 cotés portant des dessins et des lettres chinoises rouges, bleues, dorées. De chaque coté, une entrée fermée par un rideau. Jamais de décors, trois tabourets représentent une forteresse par exemple, et c’est tout. Tout le fond de la scène est occupé par un orchestre infernal : tambour, cymbales, cloche, tambour, instruments à corde ou à vent qui font un bruit déchirant scandant chaque phrase des acteurs. Au moment où nous arrivons, la scène représente une bataille, les deux rois vêtus de robes jaunes, rouges avec des drapeaux attachés aux épaules, armés d’une lance se battent en tournant sur eux-mêmes et en faisant une sorte de ballet. Leurs armées, représentées par chacune 2 hommes, restent immobiles de chaque coté pendant que l’orchestre, pour donner l’illusion d’une bataille, joue le plus faux et le plus fort possible.

Au bout d’un quart d’heure, l’odeur chinoise, le bruit nous font fuir, nous allons dans les coulisses voir de près les costumes, les acteurs et les accessoires. Quand nous rentrons dans la salle, la scène représente un jugement maintenant. L’un a une barbe attachée par des fils de fer aux oreilles et au nez, si bien que la bouche disparaît complètement sous cette barbe. Il y a un rôle de femme, mais comme les chinoises ne paraissent jamais en scène, c’est un homme qui le tient et qui parle du nez le plus possible pour avoir la voix aiguë nécessaire. Et en sortant, l’homme aux billets que nous avons envoyé promener nous salue respectueusement.

Le lendemain, le bateau ne partait qu’à 4 heures. Nous sommes redescendus faire un tour à terre, mais nous n’avons pas eu de chance. Il est arrivé un de ces orages avec une pluie torrentielle comme on n’en voit que dans les régions tropicales et qui pendant près de 2 heures, nous a emprisonnés dans le café de la musique. Après cela, il était l’heure de rentrer à bord où nous avons retrouvé pas mal des passagers qui nous quittent à Saïgon, mais qui avaient voulu nous dire encore une fois au revoir.

Le départ à été retardé d’environ une heure, d’abord parce que les marchandises que nous prenions n’étaient pas finies d’embarquer et puis à cause d’une avarie survenue au cabestan. Enfin à cinq heures, nous avons quitté le quai et nous avons redescendu la rivière. A 9 heures, nous nous sommes arrêtés pour lâcher le pilote et en route pour Hong-Kong.

Le bateau à maintenant une physionomie toute autre ; nous étions 50 voyageurs de 1ère classe, il n’en reste que 15, sans compter 5 chinois, 5 gros commerçants de Cholon. En 2ème classe, il ne reste que 12 européens pour 30 chinois. Enfin en troisième classe, une dizaine de blancs pour une centaine de célestes. Du reste, nous allons encore abandonner plusieurs de ces passagers à Hong-Kong, nous resterons donc bien peu à bord. Le commandant à mis à notre disposition les cabines qui nous plairaient, nous pourrions en avoir chacun une, mais il est inutile changer, nous sommes très bien dans la nôtre.

Le navire était donc un peu triste le soir du départ, la salle à manger qui généralement était très animée au dîner, était morne et silencieuse, il y avait là le jésuite dont je vous ai parlé, mais qui n’est pas souvent intéressant car il ne peut guère sortir de ses missions et des maisons, un officier anglais qui ne parle pas un mot de français, etc..., bref il y avait un froid intense, entre ces gens qui se trouvaient côte à côte à table sans presque s’être vus. Heureusement que notre petit noyau reste et a déjà englobé tout ce qui est un peu gai et vivant à bord, de sorte que la vie à bord est redevenue normale pour nous et que nous ne songeons pas à l’ennui. En partant de Saïgon, on nous prédisait un typhon, j’étais tout content déjà de voir cela d’un peu près, mais nous n’avons rien eu. Tout juste assez de vent pour soulever une petite houle, remuer un peu le navire et rendre malade les 3 dames qui sont en seconde classe et les petits espagnols dont je vous ai parlé déjà. C’est 3 enfants vont à Pékin avec leur mère Mme de Carcer rejoindre leur père qui est secrétaire de la légation brésilienne Leur père à voulu en faire des polyglottes et y a réussi, il leur a donné des gouvernantes étrangères, si bien que le petit Pépito, qui n’a que 8 ans, parle le français, l’anglais et l’italien en plus de l’espagnol, bien entendu.

Nous allons arriver à Hong-Kong ce soir, samedi, entre 7 et 8 heures. Pour ce qui est de mes lettres, depuis celle de Colombo, nous devez en avoir reçu une toutes les semaines et maintenant jusqu’à Yokohama, il en sera ainsi puisque les traversées seront maintenant de 3 ou 4 jours. Ce qui a du vous paraître long, ce sont les 3 semaines pendant lesquelles vous avez attendu ma lettre de Colombo. C’est là l’inconvénient des paquebots qui comme l"Armand Béhic" vont en Australie. Si j’avais pris le "Salazie", parti le 1er de Marseille, comme il a touché à Aden et à Bombay, vous auriez eu 2 lettres entre Suez et Colombo. C’est sur un tel paquebot que je comptais du reste partir quand je comptais 35 jours pour aller au Tonkin, ou 31 pour aller à Saïgon, avec l"Armand Béhic", il a fallu 8 jours de moins pour y aller.

Depuis Colombo, nous avons retrouvé les fruits des tropiques, en plus grand nombre même qu’aux Antilles, il y là des kakis, des mangoustans, etc... que je ne connaissais pas. Mais, sauf les mangoustans, ils ne sont pas fameux en général. En autre, les ananas ne ressemblent pas à ceux que nous avions au Brésil ou à la Martinique.

Une des distractions du bord consiste maintenant à aller voir les Chinois entassés aux troisièmes. Ils mangent sur le pont leur riz en se servant de leurs fameuses petites baguettes. Il y a aussi des chinoises aux tous petits pieds serrés dans des chaussures de fer et qui ne peuvent que faire quelques pas en se dandinant comme des canards. Les enfants ont déjà tout le devant de la tête rasé, à 6 ou 8 ans, et le reste est réuni en tresse. Comme cette tresse est plutôt courte et de longueur insuffisante au gré de leurs parents, pour lui donner une plus belle dimension, ils nattent avec les cheveux des fils de laine rouge et la tresse ainsi formée arrive tout près de terre.

Depuis quelques jours aussi, je joue aux échecs. L’officier russe dont je vous ai parlé est un partenaire sérieux. Nous sommes, du reste, au mieux ensemble. Je vous ai déjà dit n’est ce pas que c’est un lieutenant de vaisseau qui est envoyé comme officier judiciaire sur l’escadre du Pacifique, poste qui en fait le président des conseils de guerre et le chargé des affaires diplomatiques C’est un poste très envié qu’il doit, je crois, à son titre de fils d’amiral. Il a au plus trente ans, est très gai, parle très bien français ; aussi je serais très heureux que le "Redoutable" rencontre le navire amiral russe dans le courant de cette année.

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