16 octobre 1901
Nagasaki - A bord du "d'Entrecasteaux"
Chers parents,
Vous avez du recevoir, il y a quelques jours une carte postale envoyée de Nagasaki et vous disant que jétais embarqué sur le "d'Entrecasteaux" et non sur le "Redoutable". Jai donc un tas de renseignements à vous donner.
Je ne sais trop si je dois continuer de vous écrire sur ce papier qui est du papier à lettres japonais, car si ce papier est bon pour écrire avec un pinceau à encre de Chine, il nest pas fameux pour moi. Il est vrai quil à lavantage dêtre très léger.
Ma dernière lettre datait de samedi soir ou de dimanche matin et je lai mise à la poste du "Salazie" qui est arrivé à Nagasaki dimanche matin à 7 h. Après la visite sanitaire qui est très longue et pour laquelle nous étions restés à lentrée de la rade, nous avons remis en avant pour venir mouiller devant Nagasaki. Nous avons passé pour cela près de le "d'Entrecasteaux" qui était à une demi-heure de canot de la ville, car les Japonais ne laissent sapprocher que les bateaux de commerce et tiennent éloignés les navires de guerre, à moins quils ne leur accordent une permission spéciale. Le "Redoutable" était au bassin de radoub pour faire nettoyer sa coque, laquelle portait des herbes et des mousses de plus dun mètre de long et réduisait à 8 nuds qui peut, lorsquil est propre, atteindre 14 nuds.
A peine arrivés, nous avons endossé la tenue N° 3, cest à dire redingote, épaulettes et sabre et comme une vedette du "Redoutable" venait chercher son courrier sur le "Salazie" nous y avons pris place pour aller au "Redoutable", lequel portait le pavillon avec 3 étoiles dor qui indique quun vice-amiral est à bord. Lamiral Potier nous a reçu aussitôt, a été on ne peut plus gentil et nous a dit quil nous plaçait à bord de le "d'Entrecasteaux". Puis nous avons été voir les aspirants qui nous ont gardés à dîner.
Avec la chaloupe du "Redoutable", remorquée par une vedette, nous sommes allés ensuite chercher nos malles et bagages à bord du "Salazie", puis en route pour le "dEntrecasteaux".
Celui-là avait aussi un drapeau avec des étoiles dor mais seulement 2 étoiles, car ce nest quun contre-amiral qui est à bord, lamiral Belle qui commande la 25ème division dExtrême-Orient, alors que Potier commande toute lescadre dabord et plus particulièrement la 1e division. Cest donc tout à même à bord dun navire amiral que nous sommes, mais pas de celui que nous croyons. Cela tient dabord à ce que le "Redoutable" rentrera peut être en France au mois de janvier, car ce bateau est déjà vieux et surtout lamiral Potier se porte très mal. Et puis le "Redoutable" a déjà 5 aspirants, alors que le "dEntrecasteaux" nen avait plus quun seul. Il en avait trois, il y a quelque temps, mais lun est resté à Takou doù vient le "dEntrecasteaux". Le jour de lappareillage cet aspirant était à terre et a manqué le remorqueur qui devait le ramener à bord. Or il ny a que 2 remorqueurs faisant le service entre Takou et les navires mouillés, car la pente de la plage est si faible que ce nest quà 12 milles (20 kilomètres) de terre que lon trouve les fonds nécessaires au "dEntrecasteaux" pour mouiller. Cet aspirant nous retrouvera à Kobé, je crois. Du reste, lamiral Belle naura qua peine un mot de reproche pour lui car il excuse tout de la part de ses aspirants.
Le 2ème aspirant dont je parlais est passé enseigne depuis le 9 octobre, il ne restait à bord quun seul aspirant qui du reste est attaché à la personne de lAmiral. Celui qui est resté à Takou a les mêmes fonctions.
Nous serons en tout 7 aspirants dans une quinzaine de jour, car outre ces 2 majoritaires, comme on appelle les aspirants attachés aux amiraux, il a du partir par le paquebot qui a quitté Marseille vers le 22 septembre, un nouvel aspirant pour le "dEntrecasteaux" et qui était sur le "Duguay Trouin" lan dernier.
Je disais que nous sommes arrivés avec armes et bagages dimanche dernier, sur le "dEntrecasteaux". Pendant quon nous débarquait nos malles, nous avons commencé nos visites : lamiral Belle dabord, puis son chef détat major (un capitaine de frégate), puis le commandant (capitaine de vaisseau), le second (capitaine de vaisseau), puis le salon des officiers supérieurs (aumônier, ingénieur, médecin, mécanicien à 4 galons, attachés à lamiral) enfin dernière visite au carré des autres officiers, lieutenants de vaisseau ou enseignes. Bien entendu, nous avons été bien accueillis surtout des lieutenants de vaisseau, heureux de nous voir arriver ce qui déchargera un peu leur service. Lamiral nous à dit quil comptait que nous nous trouverions bien à bord et que nous allons passer une année intéressante. Du reste, dans quelques mois, quand nous serons bien au courant du service, nous pourrons lui demander quelque poste tel que : commandant dun remorqueur, chef dun poste de télégraphie sans fil, il nous a promis de nous donner la préférence.
Laspirant nétait pas là pour nous souhaiter la bienvenue, il savait que nous devions venir par le "Salazie", mais nous étions restés plusieurs heures sur le "Redoutable", le "Salazie" avait repris le chemin de Kobé, aussi il en avait conclu, ne voyant rien venir, que nous ne viendrions pas et il était descendu à terre. Le poste était donc vide car nous sommes en poste, il ny a généralement pas assez de place sur tous ces croiseurs pour y donner des chambres aux aspirants, surtout avec tout l'Etat-major que nous avons à bord, il ny a quune chose détonnante, cest que lon ait pu donner une chambre à chacun des autres officiers ! Il est vrai que ces chambres sont plutôt exiguës.
Nous avons donc commencé séance tenante à nous aménager, à ouvrir nos armoires et à placer notre linge. Puis vers 6 heures, visites et soins de ménages étant terminés, nous sommes retournés sur le "Redoutable", dîner avec les aspirants qui avaient déjà invité notre futur camarade absent, lequel sappelle Millot et est charmant. Nous sommes ensuite descendus sur la terre japonaise, faire un tour à Nagasaki. Nous avons commencé notre service le lendemain, lundi, laprès-midi à 4 heures et après ces vacances, puis ce voyage pendant lequel nous navons absolument rien fait, nous recommençons à mériter notre solde.
Cette lettre ne partira que le 20 par un courrier américain. Je ne vous parlerai donc pas aujourdhui de ce nouveau bateau et de notre nouveau service, jaurai le temps dici là de vous brouiller une nouvelle feuille de ce papier de riz. A propos, nous avons la franchise postale à conditions que nos lettres ne pèsent pas plus de 9 grammes. Il est vrai que le nombre des lettres nétant pas limité le moins du monde, nous pourrions envoyer, par le même envoi, quinze lettres au même destinataire. Je répète aussi mon adresse pour le cas où ma carte postale davant-hier ne vous serait pas arrivée :
Monsieur Tremblé,
aspirant de marine, à bord du "d'Entrecasteaux"
Escale de lExtrême-Orient