Vendredi 20 décembre 1901
en rade d'Hiroshima
Puisque me voilà ayant encore un quart de nuit en rade, jai donc tout le temps nécessaire pour vous raconter le dîner et la fête japonaise de samedi dernier. En effet, nous faisons nos quarts de mer en rade, dans le kiosque qui est sur la passerelle. Nous sommes là tout prêts sil se produisait un incident ou même un accident quelconque. Nous en descendons pour surveiller les mouvements ou de temps en temps pour faire une ronde et entre temps nous avons toute faculté pour lire, écrire, et même sommeiller.
Donc pour commencer par le début, la veille, jai reçu mon invitation laquelle était contenue dans une enveloppe plus allongée encore que celle ci et était fermée, écrite sur une feuille de papier plus longue encore que celle-ci. Du reste, invitation et adresse en caractères japonais peints à lencre de chine. Linvitation écrite à lenvers de ce que nous le faisons cest à dire avec des lignes verticales et se lisant de droite à gauche, par exemple, en mettant des lettres françaises, quelque chose comme ceci :
|
L |
D |
E |
T |
M |
E |
H |
E |
S |
R |
O |
T |
O |
|
T |
E |
N |
C |
N |
F |
|
M |
S |
. |
N |
A |
P |
B |
I |
. |
E |
I |
R |
L |
E |
. |
U |
R |
I |
E |
U |
|
R |
E |
E |
|
R |
Bien entendu, cest linterprète que nous avons à bord que jai chargé de traduire cela, car je nai pas appris à lire le japonais qui se compose de deux alphabets de chacun une cinquantaine de lettre, plus dune dizaine de mille de caractères empruntés au Chinois. A propos comme ces lettres représentent une syllabe et quils nont ni la syllabe Trem, ni la syllabe Blé, ils écrivent notre nom avec 4 syllabes : Té- am-bé-lé (prononcez vite).
Cette invitation était faite par le maire d'Hiroshima au nom de la ville, car ce pauvre vieux nest pas assez riche pour offrir une telle fête de sa poche.
Le lendemain donc, vers cinq heures, en redingote, sabre au coté, mais sans épaulettes, nous descendons à terre et au milieu dune population qui nous dévore des yeux nous partons pour lhôtel japonais ou doit avoir lieu le festin. La porte est décorée de drapeaux français et japonais entre-mélés (comme par hasard); nos pousse-pousse nous déposent sur la première des quatre ou cinq marches de bois qui élèvent toutes les maisons japonaises. Là, des domestiques nous enlèvent nos chaussures et nous passent des sandales, puis nous conduisent dans une grande salle où le maire et les notables de la ville, les 2 généraux commandant le corps darmée dHiroshima, le directeur de lécole militaire, une demi-douzaine de colonels, tous plus décorés les uns que les autres, nous saluent à la mode japonaise, cest à dire mettent les mains sur leurs cuisses et saluent jusquà terre à plusieurs reprises tout en poussant un petit sifflement.
Lhôtel où nous sommes, est formé de plusieurs douzaines de pièces; cette salle de réception a été obtenue en démontant les panneaux qui, en glissant sur des coulisses du plancher et du plafond, forment toutes les cloisons au Japon. Une maison na jamais quun mur, les 3 autres cotés et les cloisons sont formés de cadres en bois recouverts de papier qui glissent les uns sur les autres. Comme décoration, le long des cloisons, des paravents ou des cigognes et des fleurs se détachent sur un fond doré.
Aux murs, de même que lon croche des tableaux en Europe, sont crochés ce que les Japonais considèrent comme une uvre dart et payent parfois très cher et qui consiste en une feuille de papier blanc sur lequel a été écrite, en très grosses lettres, quelque sentence. Mais alors écrite pas par nimporte qui, mais par un artiste écrivain dont on paye la signature. On nous en montre un qui est parait-il très beau et ne se compose que de 4 caractères tracés à lencre de chine et signifiant : (pleine chambrée dhôtes distingués).
En attendant le dîner, on nous a donné des chaises qui pourtant nexistent pas dans les maisons ordinaires et on nous sert du thé autours dune table également européenne. Mais le thé est bien japonais, dans une toute petite tasse une eau à peine teintée par une pincée de thé vert et sans sucre. Au lieu de biscuits, des pâtisseries formées dune pâte de riz très sucrée, moulée en feuilles de vigne très fines.
Mais tout cela nest quun prologue. Le dîner doit être tout à fait japonais. Donc, à ce moment, en entrant dans la salle du banquet, on quitte même ses pantoufles et on reste en chaussettes. La salle obtenue est très vaste, la largeur se compte en nattes, car on se sert pour couvrir le parquet de nattes dont la largeur est toujours la même, environ 1,20 mètre et les maisons japonaises sont toujours larges dun nombre exact de nattes. Celle-ci est large de 8 nattes et beaucoup plus longue. Une table est disposée en fer à cheval. Quand je dis la table, cest une façon de parler car il ny a pas de tables. Le long de 3 des cotés sont disposés des groupes de 2 coussins et chacun de ces tas de 2 coussins est surmonté dun papier marqué dun nom, celui dun des convives. Le 4ème coté de la salle est formé par un rideau en nattes derrière lequel se trouve une scène.
Nous nous plaçons lamiral en haut du fer à cheval, de chaque coté un des généraux japonais, puis les invités: cest à dire les officiers du "dEntrecasteaux", les attachés, naval et militaire, français qui sont venus de Tokyo et un missionnaire français, puis les Japonais, officiers et notables. Le maire, ayant lancé les invitations, se place à la plus mauvaise place, cest à dire tout en bas du fer à cheval. Lamiral prend place et tout le monde l'imite après avoir reconnu sa place.
(La traduction de notre nom était sur le petit papier)