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26 décembre 1901

(suite de la réception d'Hiroshima)

Les Japonais s’assoyent, comme à leur habitude, en se mettant tout simplement à genoux sur leurs coussins, position qui leur est tellement commode qu’ils y restent des heures entières et que, en chemin de fer, on voit les officiers japonais se déchausser pour s’agenouiller ainsi sur les banquettes. Quant à nous, les Européens, nous changeons de temps en temps de position et, après une heure d’agenouillement, nous nous asseyons à la turque, en tailleur, pour éviter la fatigue.

Puis arrivent, en procession, les mousmés qui doivent être toutes jolies et élégantes et très nombreuses, au moins une pour deux convives. Elles arrivent dans des costumes très beaux, une robe aux couleurs très fraîches, serrée par un obi, une ceinture de soie très large et par-dessus un grand manteau, un kimono traînant par derrière et teint de couleurs très vives. Et toutes ont des coiffures très soignées, les cheveux bien lissés et surchargés d’épingles en écaille, de peignes laqués, de fleurs et de clinquant. Et comme leurs robes sont très étroites, elles arrivent à tout petits pas, à la queue leu-leu, sans bruit car, elles non plus, n’ont que leurs bas et pas de chaussures. Chacune porte précieusement une boite en bois, vient s’agenouiller en face de l’un de nous, met le front en terre, puis pose sa petite boite en bois devant elle et s’en va. Chacun ouvre alors sa boite qui contient des bonbons, une pêche et une pomme en sucre, des fleurs en sucre d’orge, des champignons en guimauve. Les petites mousmés réapparaissent et, avec le même cérémonial, déposent devant nous une tasse de thé !

Bah ! Serait-ce déjà le dessert ? Les Japonais boivent leur thé, mais se contentent de regarder leur boite de bonbons sans y toucher. Du reste, je comprends qu’ils ne se mettent pas en devoir de la manger, il y a là, plus d’une livre de sucreries. C’est l’usage. Cette boite, on n’y touche pas, mais on l’emporte à la fin du dîner. Puis les mousmés reparaissent et déposent devant nous, toujours avec la même gravité, tout un plateau garni. Les Japonais sont toujours graves, mais déjà les Européens perdent leur sérieux et baragouinent tout leur japonais à leur servante. A ce moment l’amiral fait une faute à l’étiquette japonaise: aussitôt servi, il se met à manger sans attendre que tout le monde sans exception soit servi! Nous l’imitons et regardons la charge du plateau.

Dans une petite soupière, voici un aileron de requin bouilli et entouré d’algues poivrées. A coté, un quartier de tortue nageant dans un roux vinaigré, en compagnie de petits flageolets. Puis tout un poisson frit, très estimé au Japon, rouge, mais ayant la forme des dorades et la même taille à peu près. Car chacun à son plat et chacun suffirait presque pour un repas, car il se compose de quelque chose d’entier, que ce soit un aileron de requin ou un gros poisson, tout au plus pour la tortue n’en a-t-on qu’un quartier. Tout ceci du reste se mange sans pain dont les Japonais ignorent l’usage. On se sert au contraire des fameuses baguettes, sur chaque plateau, il y en a une paire taillée dans un morceau de bambou, qui sont encore réunies à un bout par quelques fibres de bois et, lorsqu’on les sépare pour s’en servir, on trouve, entre elles, une petite cavité creusée qui contient un cure-dents. Sur le plateau de laque, se trouvent deux autres plateaux, plus petits, qui ont l’air de contenir de la pâtisserie. Sur le premier une énorme pâquerette aux feuilles blanches et au cœur jaune; sur le second, des tranches jaunies, rouges, violettes, brunes, ressemblant fort aux pâtes que l’on trouve dans les crottes de chocolat. Du moins pour l’œil, car le goût ne peut pas s’y tromper. Ces tranches sont une sorte de fromage formé de lait, de farine, de riz et de poisson écrasé, le tout coloré de façons diverses. Quant à la pâquerette, en la regardant de plus près, on s’aperçoit que les feuilles blanches, minces comme des feuilles de papier, ont été taillées dans une grosse rave et que le jaune est formé par du jaune d’œuf écrasé qui recouvrent des filets de poisson cru. Ces filets de poisson doivent être pris délicatement entre deux baguettes, bien trempés dans une sauce brune que contient un petit pot posé sur le plateau, et avalés ainsi tout cru. Et ne criez pas à l’horreur, car j’y ai goûté et soit à cause de la sauce, soit que l’on a dégoût du poisson, on a tort, je n’ai pas trouvé cela mauvais du tout.

Les petites mousmés réapparaissent, enlèvent le plateau et apportent de nouveaux plats: d’abord un hachis de gibier, parsemé d’œuf dur, puis d’autres plats dont plus des trois quarts composés de poisson, car les Japonais habitant des îles, vivant beaucoup de pêche et de navigation, considèrent les plats de poissons comme plus recherchés que les plats de viande. Entre deux, les mousmés nous versent des tasses de «saké » qui est de l’eau de vie. C’est une boisson à peu près aussi alcoolique que du vin, claire comme de l’eau et que l’on boit chaude. On ne boit que cela pendant toute la durée du repas et je le trouve très agréable. On l’apporte dans des petits pots très épais pour le conserver chaud.

Lorsque l’on veut faire une politesse à quelqu’un on prend sa petite tasse et son petit pot de saké et on s’en va s’asseoir, c’est à dire s’agenouiller devant lui, on le salue et on boit une tasse en disant: "ita drikimasi", ce qui veut dire à peu près "à votre santé"; puis on lui sert la tasse, on la lui remplit et votre vis à vis la vide à son tour en remerciant mille fois. Inutile de dire que le spectacle de l’amiral, venant faire cet honneur au maire de Hiroshima, est quelque chose d'absolument tordant et qu'à notre tour, nous allons boire à la santé de quelqu’un des convives ou même d'une des mousmés qui nous servent.

A un moment le maire se lève et vient faire, à l’aide d’un interprète, son petit discours. Il proteste de son amitié pour la France, puis nous raconte que s’il a voulu nous donner un banquet absolument japonais parce qu’il croyait que cela nous intéresserait beaucoup, il n’a pas voulu tout de même nous faire mourir de faim. Aussi, il demande un entracte lequel consiste à arrêter les mets japonais et à faire passer de vastes assiettes de jambon et du pain pendant que nos mousmés, ayant en main une bouteille de bordeaux et une bouteille de champagne, emplissent sans interruption les verres que nous avons devant nous. L'amiral se lève pour remercier toujours par l’intermédiaire de l’interprète, et boit à la santé du mikado pendant que tous les Japonais présents hurlent comme des putois "Bunzeï ! Fankanson, bunzeï ! bunzeï !" c’est à dire quelque chose comme "Hourra ! France, hourra ! hourra !"

Enfin le calme se rétablit et les plats continuent à défiler dans les petits pots de porcelaine ou les petites tasses de laque. Beaucoup de poisson, des algues confites, du riz. Je goûte et mange de tout et, bien que je n’aie pas voulu de jambon, j’arrive très bien à me nourrir.

Pendant cette seconde partie du festin, il y a un spectacle. Le rideau en nattes qui forme le 4e coté du fer à cheval se lève et une scène apparaît. Du reste, très simple, entourés de paravents sur fond or. Dans le fond, agenouillées sur un large banc, 8 artistes, à gauche: 4 chanteuses, à droite: 4 joueuses de chamycen, instrument qui semble un long violon à trois cordes, mais dont on joue, non pas avec un archet, mais avec un couteau d’ivoire (ou dos) qui sert à déplacer les cordes.

Musique très brute et chant bizarre qui consiste à pousser des cris aigus, alternant avec des bourdonnements presque étouffés. Du reste, le tout en mesure et presque harmonieux.

Puis les danseuses paraissent. C’est une profession très estimée, elles sortent de conservatoires spéciaux, dont celui de Tokyo est le plus célèbre, et celles qui, comme celles-ci, ne dansent que dans les maisons particulières à l’occasion d’une fête, se font payer très cher. Elles sont du reste très peintes en blanc et rose, lèvres très rouges, soulignées d’un trait d’or et les sourcils rejoints par un trait d’encre de Chine. Elles ont avec elles des caisses de robes et d’accessoires très riches et pour danser mettent souvent les masques de vieillard, de monstre, de guerrier, de dieu. Nous voyons d’abord la danse du sapin, où la gueycha (gueycha veux dire danseuse) a une robe de soie d’un vert métallique doublé de rouge, qui m’a semblé une merveille. Puis deux autres viennent danser une petite pantomime. Enfin d’autres dansent ce que les Japonais appellent la "danse d’il y a 4.000 ans" et qui est une de leurs vieilles danses, les gueychas étant vêtues et coiffées, comme il y a plusieurs siècles, ce qui du reste ne diffère pas énormément du costume japonais actuel.

Les plats défilant toujours, nous en sommes arrivés au potage qui clôt le dîner et qu’on nous apporte sur un plateau de laque portant 4 petites soupières contenant 4 potages différents dont 2 sont des soupes à base de poissons. Les danses finies, les gueycha entrent dans la salle du festin et vont saluer le personnage de distinction. Comme elles repartent, j’amuse beaucoup les Japonais présents en appelant l’une d’elles "amata gueycha san" "Mademoiselle danseuse" pour la complimenter et boire une tasse de saké à sa santé. Après cela, un colonel japonais s’en vient me faire la politesse du saki, en me félicitant de ma science en japonais. C’est que les Japonais, qui ne peuvent espérer que les Européens apprennent leur langue, sont très fiers lorsqu’ils voient qu’on en sait un peu. Eux, de leur coté, apprennent beaucoup les langues étrangères, tous leurs officiers parlent suffisamment, soit le français, soit l’allemand, beaucoup apprennent le russe. Enfin, l’anglais est la langue presque officielle au Japon, au point que pour la fête des chrysanthèmes, chaque invité reçoit deux lettres d’invitation, l’une en japonais et l’autre en anglais.

Après le dîner, on fume. On nous apporte à chacun un petit réchaud où brûlent quelques charbons qui servent à allumer les cigarettes. A ce moment aussi, il est d’usage de dédoubler les coussins sur lesquels on est assis, de n’en garder qu’un sous soi, de mettre l’autre à coté et d’inviter la mousmé qui vous à servi pendant le repas, à y prendre place. Et on fait alors la causette avec elle, pendant qu’elle sort de sa manche une petite pipe, qu’elle la bourre de tabac japonais, coupé fin comme des fils, et qu’elle aussi fume. Du reste, elle fume trois ou quatre pipes à sa suite car ces pipes sont si petites qu’une demi-douzaine de bouffées suffit à les vider.

Et tous les Japonais, hommes ou femmes, ont une telle petite pipe et du tabac dans leurs manches qui leur servent de poche, à coté du papier de soie qui leur sert de mouchoir.

Enfin, pour terminer nous avons voulu essayer de la danse japonaise aux sons des chamycens. C’est du reste pas très difficile, une sorte de galop avec des voltes et des saluts en mesure. On danse du reste sans tenir sa danseuse et en courant de temps en temps à un bout de la salle pendant qu’elle coure à l’autre bout. Nous avons voulu aussi essayer de quelques figures de quadrille mais les mousmés avaient décidément la tête trop dure !

Enfin, vers 11 heures et demie, la fête prit fin et l’épilogue du banquet ne fut pas moins amusant que le banquet lui-même. Les mousmés disparurent, puis revinrent portant de grandes serviettes blanches et deux ou trois petites boites de bois blanc. Elles vinrent s'asseoir devant tout ce que nous avions laissé du dîner, car si l’on avait apporté une foule de choses, depuis le début on n’avait rien remporté. Et elles entassèrent dans les boites tous les reliefs, la pâtisserie au poisson, la marguerite au poisson cru, les pommes et les kakis (sorte de gros fruit rouge et délicieux qui se mangent blette comme les nèfles), etc. Puis elles échafaudèrent dans la serviette ces deux ou trois boites sans oublier celle que l’on nous avait présentée au début et qui contenait ces fruits en sucre d’orge et ces champignons et ces fleurs en pâte de guimauve. Et nous partîmes emportant chacun une serviette ainsi chargée, car l’hospitalité japonaise veut que les invités mangent même les restes.

A la porte, tout en faisant des saluts et des "sayonaras" nous tendions un pied pour que l’on nous remit nos chaussures et quand nous sommes rentrés à bord à tout près d’une heure du matin, je suis vite allé me coucher car j’avais quart à 4 heures du matin.

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Voilà au moins une soirée racontée en détail. Je vous envoie des 4 feuilles en deux enveloppes différentes, j’espère qu’elles vous arriveront l’une et l’autre. Et peut être serait-il temps maintenant que je vous dise un mot de notre voyage entre Hiroshima et Hongkong, ce que je n’ai pas encore fait sous prétexte que j’avais encore une foule de chose à vous dire sur le Japon.

Nous sommes donc partis de Hiroshima le dimanche soir pour nous arracher aux pressantes invitations des Japonais et nous sommes allés mouiller entre deux îlots à une vingtaine de kilomètres de là. Le lendemain matin, nous en sommes repartis pour de bon à destination des îles Saddle. Pendant les deux jours de traversée, assez mauvais temps pour nous obliger à avoir constamment nos sabords fermés. Du reste, dans ces parages, il en est toujours ainsi à cette saison. C’est ce que l’on appelle la mousson. Il souffle constamment maintenant un bon vent de N.E. qui dure 4 mois de l’année. Pendant 4 autres mois, les mois d'été, souffle un vent aussi fort, mais du S.O., c’est la mousson de S.O. Dans les périodes de 2 mois qui séparent ces deux moussons, c’est à dire à la fin du printemps et à la fin de l’automne, on peut trouver du beau temps. Mais c’est aussi la saison des typhons.

Les îles Saddle sont formées de quelques îlots rocheux habités par quelques chinois qui, à grand peine, font pousser quelque chose sur ces cailloux. Mais comme elles sont poissonneuses, elles sont le rendez-vous d’une multitude de jonques de pêche. Ce qui nous a procuré un coup d’œil assez curieux. Le vent étant venu à forcer le mercredi (nous avions mouillé le matin), comme nous étions dans une bonne rade à l’abri, nous avons été entourés par 1200 ou 1900 jonques qui venaient, elles aussi, se mettre à l’abri. Et comme chacune de ces jonques est montée par toute une famille, c’était une ville entière qui nous entourait. Du reste, ces chinois sur ces jonques, vivent et meurent sur ces jonques sans presque jamais mettre le pied à terre: les marmots d’un an ou deux courent là dessus et comme ils tombent à l’eau assez souvent, on les attache par une longue corde au bras d’un de leurs aînés. Quand le marmot tombe à la mer, le frère ou la sœur aînée est ainsi bien forcé de s’en apercevoir, il crie et l’un des parents vient tirer sur la corde pour repêcher leur rejeton.

Quand le lendemain, le vent est retombé à une force moyenne, toutes ces jonques sont reparties et tout l’horizon en était encombré.

Nous étions venus aux Saddle pour faire des tirs au canon, il faut bien travailler de temps à autre. Ce qui à fait que nous avons eu quelques corvées désagréables: aller mouiller un but à 3.000 m du navire, le mercredi, avec la mer qu’il faisait, revenait à prendre un bain forcé de deux heures. Et, pour comble de malchance, nos pointeurs ont atteint le but trois fois, ce qui est un peu du hasard, car il est formé d’un ballon en toile, de 1 m, planté au-dessus de 2 planches en croix et à 3.000 m ce n’est pas gros. Enfin, le lendemain, le tir a bien marché, le temps étant redevenu potable.

Nous sommes repartis samedi matin. Temps ni beau, ni laid. Quelques forts roulis dans le détroit de Formose et arrivée à Hongkong, lundi dans l’après midi, juste pour penser à faire le lendemain des provisions pour Noël.

L’amiral a demandé la permission d’aller à Manille mais on la lui a refusée à cause de l’état de guerre qui y règne toujours. Nous partirons donc de là pour la baie d’Along, aussi seulement dans huit ou dix jours. C’est donc à Hongkong que nous serons après-demain pour le jour de l’An.

Puisque Manille est refusé, nous continuerons donc à descendre vers le sud et irons bientôt probablement à Saïgon. Le commandant en a du reste fort envie pour démonter et visiter l’une de nos machines.

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