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1er janvier 1902

Hong Kong,

Chers parents,

Quoiqu’il n’y ait pas de courrier aujourd’hui, je ne veux pas laisser passer ce jour sans vous prouver que j’ai pensé à vous et sans vous souhaiter une bonne et heureuse année: a "mery christmas" and a "happy new year" ; un joyeux Noël et une heureuse année, comme disent les Anglais.

Je vous embrasse tous de tout cœur.

Votre fils

Joseph

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Depuis notre arrivée à Hongkong, il y a un grand changement au poste, toute notre "maison" est bouleversée. Nous avions, je vous l’ai dit, quatre matelots attachés à notre service dont l’un avait son brevet de cuisinier. Tout cela est changé désormais. Notre cuisinier et son aide ne nous plaisaient pas. Ils étaient loin de valoir ceux que nous avions l’an dernier à bord du « Dugay-Trouin ». D’abord ce cuisinier ne pouvait guère sortir des poulets rôtis ou des pommes de terre frites et encore il les laissait souvent brûler. Puis, nous nous sommes aperçus qu’il nous volait, qu’il offrait tantôt du café, tantôt des œufs sur le plat (notre café, nos œufs bien entendu !) à ses camarades. Quant à son aide, il était paresseux et sale, c’est même parce qu’on n’en pouvait rien faire autre part, qu’on nous l’avait donné.

Nous avons donc pris une grande résolution, celle d’embarquer un cuisinier chinois. Le gouvernement nous reconnaît le droit d’embarquer un domestique jaune, dans ce cas, nous touchons même pour ce domestique: d’abord la ration, soit 0,92 f par jour et en plus 4 f par mois. Nous avons donc embauché un cuisinier chinois mais qui sait faire la cuisine française, et même très bien, étant donné la facilité qu’ont ces chinois à imiter tout ce qu’ils ont vu faire. Celui-ci a appris la cuisine dans un hôtel de la concession française de Shanghaï, il est déjà vieux, et nous en sommes ravis. Du reste, si son zèle se ralentissait, nous pourrons lui faire goûter du bâton, de la cadouille, comme on dit en Chine.

Un cuisinier chinois n’est jamais seul, il a toujours un « boy » avec lui qui lui sert de marmiton ou de « malamiton » car ils ne peuvent pas prononcer les r. De même, ils ne peuvent prononcer « cuisinier », ils disent « culisinier »

Nous payons ce cuisinier 20 dollars (soit 90 f) par mois, mais là dessus, il paye son malamiton. Comme nous ne lui donnons pas la petite gratification que nous donnions à notre cuisinier précédent, nous avons plutôt économie.

C’est ce cuisinier qui est chargé de faire le marché. Là, il nous vole un peu sans cela il ne serait pas Chinois. Mais justement parce qu’il est Chinois, il achète moins cher à ses congénères qui ont pour habitude de tout vendre plus cher aux Européens. Là encore, nous avons donc plutôt économie.

Avec cela nous avons un garçon annamite qui était employé chez le consul de France à Hongkong et avait envie de retourner au Tonkin, le consul nous a demandé de le prendre à bord pour le rapatrier. Nous l’avons donc mais seulement jusqu’à la baie d’Halong; là, il nous quittera pour retourner à Hanoï, son pays natal. Bien entendu, nous l’avons à bord pour le transporter, aussi nous ne le payons pas. Il gagne sa traversée et sa nourriture, c’est déjà bien joli. Il est vrai que sa nourriture ne coûte pas cher, il ne boit jamais de vin, mais de l’eau ou un peu de thé et, comme il n’a pas de riz, c’est surtout du pain qu’il mange.

Nous avions donc une domesticité nombreuse pour le jour de Noël. Nous avions invité à dîner au poste pour ce soir là tout ce qui a deux galons à bord, c’est à dire les trois enseignes, le médecin et le commissaire en seconds. De plus, le fils de l’amiral, lequel est aspirant à bord d’une des petites canonnières de Canton et était venu à Hongkong en congé. Nous avions un joli dîner, avec des fleurs dans le milieu de table de l’amiral que l’un des aspirants d’ordonnance, de majorité, avaient pris sans demander avis à l’amiral. Le cuisinier chinois avait reçu l’ordre de se surpasser et c’était le garçon annamite qui nous servait à table.

Et malgré tout, cela n’a pas été d’une gaieté folle. En campagne, ce sont justement ces jours de fête: Noël, Jour de l’An, mardi gras qui ont des chances d’être des jours tristes. On se réunit pour rire, pour s’amuser, mais chacun de son coté pense à sa famille où c’était fête les années précédentes et rien que ce souvenir coupe tout entrain et répand de la tristesse sur ces jours là. Ainsi, nous les voyons venir comme des corvées et nous sommes toujours très heureux de les voir finir.

Si nous sommes contents de nos chinois ou annamites, notre chatte Blanchette n’est pas du tout de notre avis. Je ne sais si c’est l’odeur, la couleur, la figure ou le costume, mais elle ne peut voir toutes ces faces jaunes. Elle est maintenant habituée à notre «boy » annamite parce qu’elle le voit tous les jours, qu’il lui donne à manger et qu’il est habillé à l’Européenne avec les vieilles défroques de son ancien maître, mais chaque matin quand le cuisinier vient présenter le menu et rendre compte des achats qu’il a faits à terre, elle court se blottir sous une chaise à l’autre bout du poste. Elle en fait de même chaque fois qu’entre un marchand quelconque, une blanchisseuse. Et pourtant elle n’est pas sauvage. Elle ne sort jamais du poste, mais chaque fois qu’on appelle un matelot elle n’a pas la moindre peur. Il est venu quelques européens et a été fort tranquille. Mais il est vrai que lorsque deux ou trois fois, il est venu des dames (la femme du consul de Hongkong par exemple) elle a montré la même frayeur et a sauté partout pour qu’on ne l’attrape pas. Et en temps ordinaire, elle est très familière, saute d’elle-même sur les genoux ou les hamacs. Elle n’a évidemment pas l’habitude de voir des femmes.

Le soir du 31 décembre, je suis allé dîner à bord du cuirassé anglais "Glory" qui porte le pavillon amiral. Ce navire s’est rencontré avec le "d’Entrecasteaux" déjà plusieurs foi. Les deux bateaux  étaient côte à côte à Wei Hai Wei avant que je ne soies encore embarqué. Ils se sont retrouvés ensemble à Yokohama et là même, j’ai été avec deux des officiers rendre visite au carré de ce "Glory".

Le soir du 31 décembre, ils avaient envoyé à bord cinq invitations à dîner pour les «ward officiers », c’est à dire des officiers du carré. Ceux-ci ont décidé de n’y aller que 4 et de compléter avec un aspirant car nous ne sommes pas du tout assimilés aux aspirants anglais qui ont de 17 à 18 ans et ne sont pas encore le moins du monde officiers. Comme au poste, il y en avait de service, d’autres qui ne pouvaient ou n’avaient pas envie de parler anglais, je n’ai pas demandé mieux que d’y aller.

Nous sommes partis de bord à 7 heures et nous avons été reçus d’une façon charmante, car si les Anglais en masse ne sont pas sympathiques, on ne peut pas faire autrement que de les trouver très gentils lorsque l’on est invité par eux. Ils étaient à la fois très aimables et très corrects. D’abord ils ont un carré triple de celui du "d'Entrecasteaux " et en plus ont un fumoir. Ils étaient une vingtaine à deux ou trois galons en leur tenue n° 2 à laquelle nous n’avons pas de correspondante (nous étions en n° 4) ; c’est à dire que les officiers de marine avaient boucles d’or au pantalon, mais au lieu de l’habit, un smoking avec galons et broderies. Les officiers canonniers et fusiliers qui sont spéciaux avaient, les uns un gilet rouge, les autres un smoking rouge. La table chargée d’argenterie, un chemin de table en soie brodée, et un service et une cave commune leur permettent d’en avoir leur solde qui est bien quatre fois supérieure à celle de grades correspondants en France. Une douzaine de matelots tirés à quatre épingles pour servir, orchestre à coté, bref quelque chose de très chic. A la fin du dîner, le décorum a voulu que l’on porte un toast au roi d’Angleterre auquel les Anglais ont répondu par un toast porté au président de la République.

Et en plus de toute cette étiquette, il y avait la plus grande amabilité de la part de tous ces Anglais. Ils parlent autant français que nous parlons anglais, je ne parle pas de mon voisin de gauche, le commissaire du Glory, qui a passé 19 mois au lycée de Versailles, mais de la moyenne. Nous avons ensuite fait du piano en chantant les vieilles chansons anglaises que j’avais déjà entendues tant de fois en Amérique et nous ne nous sommes séparés que vers 11 heures en nous disant «au revoir » et, pour notre part, enchantés de nos hôtes.

Un peu après minuit sonnant, nous avons assisté au salut que font les Anglais à la nouvelle Année. A minuit juste, les cloches et les sirènes de tous les navires anglais sur rade se mettent à sonner ou à hurler, les cloches à terre sonnent aussi; partout on allume des fusées, des pétard, des soleils, toutes les maisons le long du pic apparaissent embrassées dans un feu de Bengale, blanc, rouge et vert. Pendant un quart d’heure, la rade présente un coup d’œil très curieux pendant qu’elle fait un bruit infernal... Puis chacun s’en va coucher.

Au même moment, le commandant d’un cuirassé russe qui est lui aussi sur rade, nous a envoyé ses souhaits avec une énorme gerbe de fleurs. Et ce matin, félicitations, bonnes années, etc. Tout le train train habituel.

Je vous ai mis un mot avec une photographie que le vaguemestre a mis à la poste et qui ne vous arrivera du reste probablement qu’en même temps que cette lettre, mais je voulais vous marquer le jour. Plutôt triste du reste, comme tous les jours de fête en campagne. Nous partirons le 7 de Hong Kong et, somme toute, ce sera sans regret, car Hong Kong n’est pas particulièrement attirant et le temps va commencer à nous sembler long car maintenant que nous avons vu et revu la ville, que j’ai fait l’ascension du pic en venant en paquebot, il ne reste pas grand chose à faire à Hong Kong. Il y a bien quelques promenades, mais sans rien de curieux.

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