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Dimanche 12 janvier 1902 (suite)

Saïgon

Ma dernière lettre était si courte que vraiment je vous dois une compensation, mais ce me sera difficile, car non seulement le temps mais encore le sujet me manquait pour allonger cette lettre. En effet Saïgon étant une ville à moitié française, j’ai beaucoup moins de choses à en dire.

Enfin essayons de trouver des pages et des pages.

Je vous ai déjà dit en arrivant de Hong Kong nous avons stoppé pour y prendre un pilote et pour savoir, si la marée était assez haute pour passer la barre. Comme c’était le cas, nous n’avons pas eu besoin de mouiller là pour attendre la marée suivante et nous nous sommes engagés immédiatement dans l’estuaire.

Nous avons passé entre les rives toutes basses et vaseuses, plantées de palétuviers et de palmiers d’eau et où vivent encore pas mal de crocodiles et de buffles. Partout des sampans sales sur les eaux jaunes, ou des huttes horribles dans la vase grise ; mais aussi une végétation intense et superbe.

Une heure avant d’arriver, on voit déjà les cloches de la cathédrale, mais le fleuve fait tant de boucles et de détours qu’on semble ne jamais s’en rapprocher.

La ville est très belle, mais un peu trop vaste pour sa population qui du reste ne s’accroîtra pas très vite étant donné que, de plus en plus, on transporte le gouvernement et les troupes au Tonkin, à Hanoï dont le climat est beaucoup plus sain. Les rues sont très larges, toujours bordées de deux rangées de grands arbres, et les édifices sont très beaux : cathédrale, bibliothèque, palais du gouverneur, casernes, théâtre qui a lui seul a coûté 4 millions. Toutes les maisons construites pour donner de la fraîcheur sont entourées de jardins, en plus il y a deux grands jardins publics ou plutôt deux jardins des plantes.

Il y a une très belle promenade, celle de l"Inspection" qui est une sorte de Bois de Boulogne et où se rendent tous les Saïgonnais au moment de coucher du soleil. La plupart des fonctionnaires ont cheval et voiture et groom annamite, les officiers aussi, en remplaçant le groom par leur ordonnance annamite, avec un uniforme de toile blanche, son chignon et sa coiffure formé d’un plateau rouge, surmonté d’une boule de cuivre et retenu par deux grandes brides rouges tout comme un bonnet de femme. Pour les gens de passage, entre les pousse-pousse, il y a des victorias attelées de petits chevaux annamites, gros comme des poneys, mais toujours prêts à galoper ou à mordre. La route est rouge sous des ombrages de bambous et de palétuviers et passe dans les environs de Saïgon qui sont très habités si bien que l’on traverse à chaque moment de longues files de cases. Du reste, les habitants ne se dérangent même pas tellement ils sont habitués à ce défilé journalier, ils sont très tranquilles, très travailleurs et semblent très contents de notre domination qui leur donne la paix, des routes, des acheteurs pour leurs légumes. Et malgré cette tranquillité, ils font des soldats et des marins très bons, aussi une bonne partie de la garnison en est composée.

Du reste, ces hommes avec leur chignon ressemblent beaucoup à des femmes, d’autant plus que les femmes, comme les Chinoises du reste, portent des pantalons très larges. Ils ne seraient pas laids, en général, si tous, femmes et hommes, ne chiquaient pas le bétel. Cela consiste en un petit morceau d’une certaine noix, la noix d’aréquier, entourée de chaux puis d’une feuille d’arbre. Il parait qu’en mâchant cela, on obtient une fraîcheur délicieuse dans la bouche, mais en rien de temps les dents deviennent noires comme de l’encre pendant que la salive est rouge comme du sang. Si bien qu’au début, on prend pour des taches de sang, partout sur les trottoirs de Saïgon ce qui n’est que des crachats.

Tout le long de la route, grouillent partout des marmots à peu près aussi peu habillés que ceux de la Praïa. Du reste, les familles annamites ont toutes tellement d’enfants qu’on ne se donne pas la peine de leur donner des noms de baptême ; le premier né s’appelle 1, le suivant 2, le 3ème s’appelle 3, etc ; ou en annamite Mo (1), Haï (2), Ba (3)......

Cela pour les garçons. On numérote aussi les filles, mais en mettant Ti devant le numéro, la 1ère s’appelle Timo (1), la 2ème Tihaï (2), la 3ème Tiba (3), etc........

Cette promenade de l"Inspection" passe auprès de l’un des jardins publics de la ville et traverse le 2ème. Le premier, le jardin du Gouvernement, est une sorte de parc entourant un rond-point avec, au centre, un kiosque où vient jouer la musique de l’infanterie de marine deux fois par semaine le soir. L’autre est un véritable jardin des plantes avec un échantillon de tous les cocotiers, bananiers, tamariniers, aréguiers, etc que l’on a pu trouver aux Indes, au Siam, en Chine, au Japon, à Madagascar ou dans les îles de la Sonde ou Philippines. Il y a aussi quelques animaux, une fosse aux ours, une cage aux serpents, une autre aux singes, un étang peuplé de pélicans et de canards exotiques. Dans des cages un tigre et quelques panthères qui sont plutôt nerveuses. Puis dans un bassin, un gros crocodile qui dort au soleil. Enfin dans un enclos, un énorme éléphant à qui la gourmandise a donné quelques petits talents de société. Lorsqu’on lui jette un cent, l’un de ces sous troués qui sont la petite monnaie ici, il le prend et le tend à un annamite qui vend des bananes à coté et qui, pour son cent, donne deux bananes à son gros client. Si on jette une pièce de cinq cents, l’éléphant sait très bien qu’il a droit à dix bananes et il sait les compter. Si alors on dit à l’annamite marchand de bananes de ne lui en donner que huit ou neuf, il se met à crier, à taper des coups de trompe, bref à faire un boucan infernal jusqu’à ce qu’il ait son compte.

Il est vrai qu’il y a bien un petit ennui. Nous sommes au mois de janvier qui est la saison sèche pendant laquelle généralement il ne tombe pas une goutte d’eau de trois mois. Et par hasard, il semble que nous avons amené la pluie et changé les saisons. Une après midi sur deux à peu près, depuis que nous sommes là, le temps se brouille vers 5 h après une journée de soleil et au moment le plus agréable pour se promener, alors que la fraîcheur commence à venir, la pluie tombe à torrent. Du reste jamais plus d’une heure ou deux, mais c’est déjà beaucoup trop. Le lendemain de note arrivé, cela a même été un véritable déluge. Les tentes étaient faites sur toute la longueur du navire à cause du soleil quand, en quelques minutes, un gros nuage noir est venu crever au-dessus de nos têtes.

J’ai écrit les trois pages précédentes, il y a trois ou quatre jours et l’on dirait que la pluie n’attendait que mes plaintes pour disparaître tout à fait. Depuis nous n’en avons pas revu une seule goutte, c’est maintenant la véritable saison sèche pendant laquelle on a des cinq ou six mois de beau temps absolument continu. Des pluies comme nous en avons eu ces derniers jours sont absolument rares à cette époque.

J’ai reçu votre lettre du 5 décembre qui était remontée vers Shanghaï pendant que nous étions en baie d’Halong et qui n’a été remise en bonne voie que très tard. Ce qui fait qu’elle a plus d’un mois et demi de date soit trois semaines de retard, car les lettres arrivent de France à Saïgon en un peu moins d’un mois. C’est presque des nouvelles fraîches, du moins en ce qui concernent les familles. Car en ce qui concernent les nouvelles publiques, politiques nous avons, chaque matin, les dépêches Hasas rapportant ce qui s’est passé en France la veille. Aussitôt reçues un exemplaire en est envoyé à bord, lequel exemplaire est immédiatement recopié et communiqué aux officiers.

C’est déjà, du reste, ce que nous avions l’an dernier aux Antilles, Fort de France avec cette différence que, la différence d’heure étant de sens contraire aux Antilles, nous recevions à midi ou une heure le compte rendu de la réunion de la Chambre ou des événements qui se passaient en France dans la même après midi.