retour début

suite

Dimanche 26 janvier

Vous me demandez si j’ai reçu des lettres d’Amérique, j’ai reçu une carte postale et une carte de visite que vous m’avez envoyées avec vos lettres et de plus deux lettres. Je n’ai reçu la seconde de ces deux lettres qu’en même temps que votre lettre du 5 décembre. Comme cette lettre américaine est datée du 14 septembre et porte le timbre de Honfleur du 21 septembre, vous voyez que c’est plus de quatre mois, qu’elle a mis à m’arriver. Il est vrai qu’elle porte le timbre de Saïgon du 1er novembre, pour y revenir seulement maintenant, je me demande où on a bien pu l’envoyer se promener.

M. Cassy est reparti avec le "Canarias" pour Haïphong, il repassera à Saïgon dans une quinzaine de jours. Nous serons là encore, car nous n’en partirons que le 10 ou 12 février.

De nos connaissances de paquebot, il ne reste presque personne à Saïgon. La plupart de ceux qui y sont débarqués sont allés au Tonkin, Doumerc envoie le plus possible de fonctionnaires à Hanoï dont le climat est beaucoup plus sain. Il n’est resté là qu’une demi-douzaine d’employés ou d’agents des postes que nous avons aperçus aux secondes et M. et Mme Bergès dont je vous ai parlé, je crois, dans mes premières lettres et qui est sous-gouverneur ici. Nous étions à dîner chez eux avant hier; hier ils sont venus visiter le bateau et prendre le thé dans le poste. Tous nos autres compagnons de voyage sont à Hanoï ou absent. Ajalbert, le gros voyageur, est parti dans le Laos avec une cinquantaine de porteurs qui traînaient après lui des caisses de champagne et d’eau minérale, sous prétexte que l’eau qu’il trouvera est malsaine. Il est parti déclarant qu’il battrait tous les voyageurs, en fait de lenteur, mais qu’il aurait tout le confortable désirable.

J’étais hier soir à dîner avec un capitaine d’artillerie de marine (ou plutôt d’artillerie coloniale maintenant) qui est employé à la pyrotechnie et qui se trouve très heureux de son sort. Il habite avec un camarade une jolie maison que lui fournit le gouvernement au milieu des palmiers et de la verdure. Il touche 900 f par mois. Tous deux ont la manie des chevaux, ils ont donc 4 chevaux et quatre voitures avec une demi-douzaine de domestiques annamites : cuisinier, cocher, valet de chambre, etc.... Si bien qu’ils mènent une vie de millionnaires tout en faisant des économies. Il est vrai que la nourriture de leurs chevaux ne leur coûte rien, de l’herbe que l’on coupe sur les terrains de la pyrotechnie et du riz qui leur vient sans compter de la direction de l’artillerie (car ils ont droit à la nourriture d’un cheval).

Saïgon possède un très beau théâtre auquel des femmes des fonctionnaires et des officiers viennent en toilette de soirée décolletées. C’est une troupe qui vient, chaque année de France, passer 5 mois à Saïgon qui joue là, ou plutôt deux troupes, l’une qui joue 2 opéras par semaine et l’autre qui joue deux comédies. Il a fallu avant tout, lorsqu’on la construit, penser à faire une salle très fraîche, aussi les murs sont percés d’une multitude d’ouvertures. Cela nuit bien un peu à l’acoustique, mais la salle n’est vraiment pas chaude et, en veston blanc, on y est très à l’aise. J’y suis allé trois fois depuis quinze jours que nous sommes ici et, quoique les acteurs ne soient pas parfaits, les décors sont très beaux et on a parfois l’illusion d’un théâtre de Paris. La ville donne une subvention de 120.000 f par an à ce théâtre; il est vrai que les places ne sont pas chères (5 f les loges) et que les officiers ont demi-place, même sans être en uniforme et en location.

Je n’ai pas encore reçu cette lettre du caporal Charles que Marie m’annonce, mais j’ai là quatre grandes pages de l’écriture de Jacquomme. Il me raconte pèle-mêle qu’il va aller en permission, qu’il me souhaite une bonne année, qu’il ne lui reste plus que 400 jours; mais il ne me parle plus de sa batterie! Est-ce qu’elle ne serait plus aussi remarquable?

Vendredi 31 janvier

J’ai reçu hier votre lettre datée du 1er janvier. Vous n’aviez pas reçu celle qui aurait du arriver en France au 30 ou 31 décembre, elle avait été retardée par un échouage. Je ne me souviens plus très bien de ce que je vous ai écrit ci-dessus ces jours derniers.

Voyons, je ne vous ai pas dit que nous avons, ce soir, un bal donné par les officiers de la garnison et le général commandant. Du reste, j’ai peur qu’il ne soit pas très animé: en effet, comment danser par cette chaleur? Et puis les danseuses feront plutôt défaut, car il n’y a encore pas beaucoup de françaises à Saïgon, les habitants y regardent à deux fois avant de se marier et d’amener là leur femme. C’est peut être aussi les femmes qui regardent à deux fois avant de venir à Saïgon !

Il y a eu ces jours derniers un envoi fait au jardin des plantes, une magnifique panthère noire, du bout du museau au bout de la queue, comme du satin noir. Il y avait déjà deux panthères, mais les panthères ordinaires jaunes ou fauves avec un pelage tacheté.

Dans une huitaine de jours, aura lieu une grande fête chinoise, le Têt ou Tait. Les Chinois font des économies depuis longtemps car ils s’apprêtent à ne rien faire que s’amuser pendant trois ou quatre jours. Il y aura à cette occasion, à Cholon qui est une ville, pas qu’exclusivement habitée par des Chinois, à 5 kilomètres de Saïgon, une grande procession Chinoise. Le Phon ou Thong Doc de Cholon, qui est une sorte de maire ou d’ancien préfet de la province qui est annamite, offrira peut-être un bal à cette occasion, lequel bal serait mi-partie européen, mi-partie annamite et auquel il inviterait, entre-autres, tout l’état major du "Entrecasteaux", car il a été autrefois secrétaire interprète de l’amiral et ils se voient souvent.

Nous partirons de Saïgon seulement le 10 ou le 12 pour Tourane. Il est maintenant certain que l’amiral Potier rentrera en France au mois de Mars, mais que le "Redoutable" restera, lui, en Extrême Orient. Du reste, on fait rentrer deux des croiseurs "Descartes" et "Chasseloup Laubat" en France, on désarme deux canonnières: "Comète" et "Styx " si bien qu’il pourrait se faire qu’on ne garde qu’un seul amiral en Chine.

Je vous embrasse tous de tout cœur.

 Votre fils

Joseph