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 1 février 1902

 

 Nous allons donc quitter ce terrible climat de Saïgon après un mois environ de séjour. Est-il bien utile de vous dire que je me porte aussi bien que je ne l’ai jamais fait. Et pourtant, Saïgon est véritablement l’un des points les plus malsains qui existent. Huit jours après notre arrivée, nous avions 17 matelots de malades; le « Pascal », un petit croiseur de 4.000 tonnes qui est là aussi, étant là depuis un mois, en avait 43. On a un peu enrayé cela avec des mesures très rigoureuses: l’équipage fait la sieste de midi à 2 heures et ne sort pas à cette heure là; on a distribué des casques coloniaux et des ceintures de flanelle aux hommes; chaque après midi, on leur fait boire de thé! Enfin les punitions pour ivresse ont été quadruplées; un matelot a eu 45 jours de prison pour récidive. Ils ne sortaient aussi qu’après 4 heures du soir et on leur demandait le moins de travail possible, car tout excès, même celui de travail est fatal ici.

Quant à moi, en prenant quelques précautions très simples, je me porte comme un charme. Pas d’alcool, d’apéritifs, presque de l’eau pure aux repas d’abord! Puis ne pas sortir au soleil sans casque, voilà pour les insolations. Une ceinture de flanelle nuit et jour, voilà pour la dysenterie. Avec cela, on se dispense de la sieste, on sort en plein midi, on mange de fort bon appétit et on plaint ces pauvres troupes de théâtre qui ont déjà cinq personnes hors de combat: 2 musiciens, le souffleur et deux artistes (2 sont morts, trois très malades) sans compter que les autres sont malades à tour de rôle. Heureusement qu’il y a deux troupes, il y en a donc assez à la fois. Parmi mes camarades, il y en a deux qui sont assez fatigués mais enfin ils ne sont pas malades. Du reste, en remontant à Tourane nous allons retrouver un climat pas plus chaud et aussi sain que la France en été.

Je viens de recevoir enfin une de vos lettres en retard, celle du 1er Novembre. Comme j’avais reçu auparavant celle du 1er janvier, la première avait donc plus de deux mois de retard. Elle ne porte que 2 cachets, celui de Honfleur et celui de Saïgon. Où a-t-elle bien pu aller entre deux ! Et ce n’était pas la seule manquante! J’ai reçu ce matin un autre courrier qui est très abondant. Une carte de mon ancien professeur de math spéciales et un mot de M. Boudin que vous avez vu du reste puisque vous avez complété l’adresse. Une carte postale de M. Tras à qui j’avais envoyé une carte. Enfin deux lettres : l’une de ma tante et l’autre de vous. Papa m’annonce l’envoi de deux fusils qui n’arriveront probablement que par le prochain courrier, car je ne les ai pas vus. Je l’en remercie beaucoup. Il a tout prévu, pour le couteau de chasse, j’aurais un poignard japonais, si c’était nécessaire, mais je ne crois guère que j’en aie besoin . J’ai demandé des balles parce que je puis rencontrer des daims ou des cerfs, ou des singes mais je n’ai pas l’intention de chasser le tigre ou la panthère qui pourtant pullulent en Indo-Chine. Mais pour les chasser de jour, il faut des rabatteurs, tout un tra la la et quant à s’en aller la nuit, tout seul à l’affût, je considère que ce serait une folie absolue. Je ne sais trop si mes deux fusils me seront utiles, car j’ai deux camarades qui en ont un chacun, nous seront donc trois et je n’aurais pas besoin d’emmener un domestique qui du reste ne serait pas très débrouillard, je crois.

Est-ce utile de vous dire que la crainte des Chinois et tout à fait illusoire. Il y a eu deux enseignes tués, il y a deux ans, mais c’est à Kouan Cho Wan par des pirates, alors qu’ils débarquaient seuls sur un terrain que nous venions d’arracher à la Chine et de signifier à ces mi-pirates, mi-pécheurs, mi-chasseurs d’avoir à déguerpir au plus vite pour nous laisser la place.

Remerciez mon oncle et ma tante pour ce fusils. Ma tante me charge de lui acheter un kilo de thé, je n’y manquerai pas dès que je mettrai le pied à Hong Kong ou à Shanghai qui sont les deux grands centres de la vente de thé en Chine.

Le commissaire du bord à reçu avis que les 8 jours de solde du début d’octobre dernier ont été envoyées à nos 4 familles. Vous avez donc du les recevoir.

Somme toute, j’ai commencé ma lettre sur un petit bout de papier, persuadé que je n’avais rien à vous dire et puis j’en ai ajouté un autre et voilà presque six pages!

Et j’oubliais que nous venons d’embarquer un nouvel aspirant, nous sommes 8 maintenant au poste. Il est ainsi au complet, car il y a huit armoires, 8 crocs pour les hamacs, etc.

 Je vous embrasse tous de tout cœur.

 Votre fils

 Joseph