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5 février 1902

 

 Saïgon

 

Chers parents,

Cette lettre va partir par un courrier anglais, je n'ai donc pas reçu de nouvelle lettre de vous et depuis cinq jours seulement que je vous ai écrit ma dernière lettre, je n'ai pas beaucoup de choses à vous dire.

Tout au plus à vous parler du bal que le général et les officiers de la garnison nous ont donné vendredi soir au cercle militaire. Ce bal a du reste été beaucoup mieux que je ne m'y attendais. Les salons du cercle sont très grands et très beaux, très frais, bien éclairés à l'électricité (bien entendu !) et décorés avec une masse de plantes. Toutes les dames ou jeunes fille de Saïgon étaient là et du reste dans de très jolies toilettes tout à fait à la dernière mode, car on est très mondain à Saïgon et il y a une foule de couturières et de modistes françaises. La seule chose qui empêchait de se croire à un bal en France, était le costume des hommes: pantalon blanc et veston blanc pour tous les officiers qui du reste étaient en majorité. Quelques civils étaient en noir, mais la plupart étaient en pantalon blanc, et smoking blanc, ce qui donnait un aspect assez curieux aux salons. De plus, buffet très réussi. De 9 h à minuit, c'était la musique de l'infanterie de marine qui faisait danser. De minuit à près de quatre heures du matin, c'est notre musique, celle de l'amiral si vous aimez mieux, qui conduisait valses et quadrilles. Bref une soirée très réussie et beaucoup mieux et une assistance beaucoup plus nombreuse que je ne m'attendais à trouver là.

J'ai été aussi rendre visite au phou de Cholon. Il était, il y a vingt ans gouverneur de toute une province. Mais il a compris que nous devions tôt ou tard prendre le Tonkin et l'Indochine aussi, au lieu de rester avec ses compatriotes, il s'est mis franchement de notre coté et a rendre le plus de service possible. Entre autres, il nous a fait prendre des pirates plusieurs fois. Bref, on l'a décoré de la légion d'honneur et on en a fait un maire de Cholon.

Il est toujours très riche, trois ou quatre fois millionnaire, dit-on. Il possède à Cholon un énorme jardin où sont construits quatre jolies constructions à deux étages et où il a entassé des monceaux de curiosités chinoises et annamites. Il est toujours très flatté lorsqu’un officier va le voir et alors il s’empresse de lui montrer ses trésors, il lui offre des rafraîchissements. Du reste, il parle encore très mal le français. Il a une femme, une annamite comme lui, avec qui il a eu 23 enfants dont il reste 7 ou 8 vivants. Il n’a plus qu’un seul fils qui a été reçu à St-Cyr et qui est maintenant capitaine dans un régiment de ligne en France et qui est marié à une française. Les autres enfants vivants sont des filles qui sont toutes mariées (une même, à un administrateur au Tonkin) sauf une jeune de 16 ans qui a été élevée au couvent de Saïgon et qui parle le français parfaitement. Du reste, elle est restée bouddhiste et est toujours vêtue à l'annamite: pantalon noir avec par-dessus une longue chemise de soie violette. Les cheveux tressés en chignon, sans chapeau, et les pieds nus dans des sandales brodées de perles. Plus un énorme collier, une demi-douzaine de cercles d'or aux poignets et une douzaine de bagues. Elle chique du bétel, comme toutes les annamites, mais elle se lave les dents. Et elle fait bien, car ce bétel est une sorte de noix entourée de chaux qui rougit la salive, rouge comme du sang et qui noircit les dents, noir, comme de l'encre. Du reste presque jolie et très drôle quand elle vous fait les honneurs de la maison.

Le jardin est rempli de ces plantes chinoises minuscules, comme les plantes japonaises dont je vous ai parlé. A propos mon cyprès est mort. Quant à ces plantes de Saïgon, elles ne vivraient pas en Europe, si ce n'est en serre. D'autres arbustes sont taillés de façon à représenter des pagodes à plusieurs étages, avec des portes, ou bien des animaux, des lions ou bien encore des personnages et dans ce cas, on a disposé une tête et des mains et des pieds en terre cuite pour ajouter à l'illusion. En face de l'entrée, il y a aussi un rocher énorme avec des grottes, des cavernes, des chemins, des ponts, des temples, des villages, des personnages tout cela en terre cuite ou en faïence.

Et dans un coin une basse cour contenant des flamants, des paons, des antilopes. L’une des constructions est tout en bois sculpté! Les colonnes sont des troncs d’ébène absolument fouillés et représentant des branches de feuilles ou de fruits ou des animaux qui se poursuivent. Les solives figurent des crocodiles ou des dragons allongés. Les cloisons sont formées de panneaux sculptés à jours dans des madriers massifs d’ébène ou de bois durs.

Tout simplement une merveille de sculpture formant une salle de plus de 10m de long sur presque autant de large et six ou sept de hauteur. Le pavage est de marbre, les tables et les sièges aussi avec des dossiers sculptés. Et tout ce hangar et les trois autres pavillons sont remplis de curiosité: des bronzes, des porcelaines, des tapis de soies brodées, des bijoux, des bahuts énormes incrustés de nacre, des éventails où des scènes sont représentées avec des plumes multicolores, des bois sculptés. Deux défenses d’éléphant ont chacune deux mètres et quelques centimètres de longueur. Un vase d’ivoire, d’un seul morceau à 20 cm de diamètre. A la place d’honneur, les autels des ancêtres étalent leurs dorures. Sur une cloison sont crochés des portraits et les photographies de sa famille. Le phou ou tong-doc, ou doc-phou (ce sont les anciens titres, quelque chose comme préfet, gouverneur) a été grand chasseur dans le temps et avec les dépouilles de ses chasses et de ses pêches, il a fait faire une sorte de trophée représentant un génie de la guerre, c’est à dire une sorte de monstre ayant un pied d’éléphant et un pied de rhinocéros, ayant pour ongles les griffes d’un tigre, pour manteau une peau de panthère, pour cornes des défenses d’éléphant, pour oreilles deux gros coquillages, une lance recouverte d’une peau de boa. Il entre encore dans la construction de ce monstre deux tête de singes, des morceaux de peau d’antilope, de jaguar, des cornes de buffle, des dents d’alligator, une collection de peaux de serpent, etc.

Enfin bien à l’abri, deux énormes cercueils de marbre, décorés d’ornements pourpres attendent, suivant la coutume bouddhique, que le phou ou sa femme viennent à mourir. Ils ont pensé avant tout à s’assurer un cercueil assez riche et assez beau pour eux.

J’avais en commençant peur de ne rien trouver à vous dire mais, somme toutes, voilà encore une lettre convenable. Nous partirons pour Tourane presque certainement le 9.

 Je vous embrasse tous de tout cœur,

Votre fils

Joseph

3 timbres de notre concession de Canton. Ce sont des timbres d’Indo-Chine mais avec le timbre rouge : CANTON

Le 4ème est simplement d’Indochine.