le 8 février 1902
Saïgon,
Le courrier ne partira d’ici que le 14, je suis donc fort en avance mais si je n’écrivais pas aujourd’hui, je risquerais fort de le manquer. En effet, nous partons demain pour Tourane, le port de l’Annam tout près de Hué. Et je ne sais si une lettre, écrite à notre arrivée à Tourane, aurait le temps de revenir à Saïgon pour le 14. Enfin, nous le verrons bien, car je mettrai un mot en arrivant.
Nous partirons demain vers midi ou une heure. Mais il est prudent que je vous écrive aujourd’hui, car il est peu probable que je me lève de bonne heure demain. Nous avons en effet un bal ce soir et justement chez ce phon de Cholon dont je vous parlais dans ma dernière lettre. Il a invité tout l’état major du "d’Entrecasteaux", et pas mal des notabilités de Saïgon, pour ce bal où la musique de l’amiral servira d’orchestre. Il a commandé un train spécial pour ses invités, ce soir à 8 h ½ ; Cholon est en effet réuni à Saïgon par un Décauville qui, du reste, continue beaucoup plus loin jusqu’à Pnom Penh. Le phon donne cette soirée à cause d’une fête bouddhique, leTêt, qui est célébrée avec beaucoup d’entrain par les Chinois et les Annamites. Elle a commencé hier et de huit jours tous les indigènes ne vont plus vouloir faire le moindre travail. Les deux journées de samedi et de dimanche sont surtout particulièrement bruyantes; les pétards et les fusées partent dans toutes les directions. Il y a des processions et, de plus, tous les jeux sont permis, si bien qu’une roulette est installée à Saïgon et que pendant les deux jours, on y joue plus qu’à Monte-Carlo. Il y a, parait-il, des fonctionnaires qui y perdent en une nuit les économies d’un an ou deux et qui, par-là, ne pourront pas prendre le congé auquel ils ont droit pour rentrer en France et devront prolonger leur séjour en Indo-Chine. Les indigènes ne sont pas moins joueurs, mais ils jouent au "ba couin". Jeu peu compliqué. Les joueurs mettent leur enjeu sur un des 4 cartons placés sur une table et portant les 4 numéros: 1, 2, 3 et 4. Le banquier, avec un petit bol, puise des haricots dans un sac, puis les compte. Si le nombre des haricots pris dans le bol est un multiple de 4, le tableau 4 a gagné. Si c’est un multiple de 4, plus un haricot, c’est le tableau 1 qui gagne. De même pour les 2 autres tableaux. Ceux qui ont joué sur le tableau gagnant reçoivent trois fois leur mise. Et l’on y voit des Annamites qui y perdent jusqu’à leur chemise, au sens exact du mot, car quand il ne leur reste rien, ils retirent cette chemise, la vendent vingt ou trente cents, et tentent la chance une fois de plus. Il est vrai qu’un Annamite est bien assez habillé avec un simple pantalon de toile et que la moitié s’en contente pour tout costume.
Nous allons à Tourane. De là, l’amiral ira, par terre, à Hué et en reviendra avec l’empereur d’Annam que nous conduirons en baie d’Halong. De là, il ira, par terre, assister à Hanoi à l’inauguration d’un chemin de fer entre Hanoï et Haïphong.
A propos le "Canarias" n’est pas revenu de Haiphong.
Je ne sais trop pourquoi on fait ces politesses à l’empereur d’Annam, étant donné que ce pauvre homme n’est plus qu’une marionnette qui ne peut se dispenser de faire tout ce que l’on veut! C’est probablement que l’on médite quelqu’impôt ou autre chose du même genre et que, avant de voler ses sujets, on veut les amadouer en rendant des honneurs à leur empereur. Enfin, la politique, surtout en Annam, ne m’intéresse pas le moins du monde.
A propos, nous avons une fuite à l’arrière, probablement entre la coque et le bâti de l’hélice. Il faudra donc, un jour ou l’autre, aller dans un bassin de radoub pour visiter et réparer cette partie. Du reste, ce ne sera que dans un mois ou deux, rien de presse.