le 14 février 1902
Tourane,
Chers parents,
Nous voici arrivés à Tourane; nous sommes partis dimanche à 1 h, comme je vous le disais dans ma dernière lettre. Nous avons eu encore une traversée assez désagréable. Nous avions la mousson sur le nez, c'est à dire un vent assez fort venant du nord et comme ce vent dure depuis deux ou trois mois, la mer était assez grosse. Nous avons été obligés de ralentir et comme, en plus, nous avions un courant contraire, nous avons fait la traversée à 8 ou 9 nœuds. Nous ne sommes arrivés que mercredi à 11 heures du soir et nous avons mouillé à peu près au petit bonheur, car il n'y pas de phare à Tourane. Le lendemain matin, nous avons changé de place pour nous mieux poster.
Il faut un certain temps pour aller à Tourane, car, tout le long du rivage, il y a une barre: un banc de sable qui affleure à basse mer. On ne peut la passer qu'en allant faire un détour pour chercher une trouée et on revient ensuite sur ses pas entre la barre et la terre. On débarque ainsi sur une sorte de presqu'île, à environ 1 kilomètre de Tourane. Car Tourane est de l'autre côté de cette presqu'île, sur le bord d'une rivière. Et pour aller juste à Tourane, il faut faire le tour de cette presqu'île au milieu de bancs de sable. J'ai été envoyé en canot à vapeur, hier matin, pour voir si on pouvait faire le tour facilement. J'ai mis plus d'une heure à faire ce tour, en m'échouant trois fois, car, si on a planté des bambous pour indiquer les passes, comme les bancs changent de place toutes les semaines, les bambous sont plutôt nuisibles qu'utiles.
Après un mois passé à Saïgon à ne rien faire, nous nous sommes mis à l'ouvrage, dès hier, pour faire des tirs: tirs de jour, de nuit, au canon, au fusil, au revolver. Depuis deux jours, on n'entend plus que des détonations plus ou moins sèches, plus ou moins bruyantes. Et, à tour de rôle, nous allons nous promener en canot pour aller établir des buts.
L'amiral avait pris à bord, pour cette traversée, le général commandant la garnison de Saïgon. Tous les deux sont partis avec quelques officiers pour Hué qui est la capitale de l'Annam. Ils vont en ramener, dans quelques jours, l'empereur, son frère et l'impératrice, pour lesquels on a embarqué des lits de fer à Saïgon et fait des chambres à l'aide de toiles coupants les appartements de l'amiral.
Avant de partir de Saïgon, le samedi soir, je suis allé au bal du phou de Cholon, lequel était à mi-partie annamite, mi-partie européen. D'abord les invitations étaient à peu près les mêmes qu'au cercle militaire, c'est à dire tous les officiers, tous les hauts fonctionnaires et quelques gros commerçants de Saïgon. En plus le phou avait invité ses amis, c'est à dire quelques riches Chinois ou Annamites. Ses deux filles étaient là, les pieds nus dans des sandales brodées de perles, un pantalon de soie bleue et, par-dessus, une chemise de soie rose doublée de brun rouge. Puis des bijoux à foison, douze bracelets d'or ciselé à chaque bras, depuis le poignet presque jusqu'au coude et une dizaine de colliers en or. Le buffet était aussi mi-français, mi-annamite. A côté du champagne, du chocolat, des fruits confits, etc. d'un bal français, il y avait des tranches de rôti de sanglier, des glaces aux fruits du pays, des gâteaux à la farine de graine de nénuphar, des confitures indigènes. De même, pour l'emploi du temps. La musique du "d'Entrecasteaux" jouait des valses et des mazurkas et entre deux, des comédiens annamites, vêtus d'étoffes brodées et dorées ou déguisés en oiseaux par exemple, nous donnaient le spectacle d'une danse annamite.
Le bal a fini assez tôt, vers 1 heure et demie. Le phou avait commandé un train spécial à cette heure là pour nous ramener à Saïgon; de même que c'était un train spécial qui nous avait amenés à 8 heures 1/2.
Je ne vous parle pas de Tourane car je n'y ai mis les pieds que pendant un quart d'heure tout au plus hier matin.
Je n'ai pas reçu de nouvelle lettre d'autant plus que je me suis éloigné de 3 jours de Saïgon.
Je vous embrasse tous de tout cœur.
Votre fils
Joseph