Tourane,
21 février 1902
Chers parents
Nous sommes donc à Tourane depuis une huitaine de jours. Je vous ai dit qu'un nouvel aspirant nous était arrivé la veille de notre départ de Saïgon. Il n'a pas pris le service tout d'abord, car il était souffrant. Puis, il était à peine remis que Faure tombait malade; du reste il va mieux et va reprendre le service demain. Du reste, comme Faure était surtout fatigué et que nous avons fait pas mal d'exercices en baie de Tourane, notre service de quart a été fortement allégé: il ne nous restait que deux quarts à assurer, soit huit heures de service par jour à quatre : c'est à dire le quart de minuit à quatre, le quart de 11 heures à deux et de 7 heures à huit heures. L'un de nous faisait cela et les autres n'avaient rien. Donc un jour de service sur quatre. Il est vrai que presque toutes les après midi, nous avons eu quelques tirs. Hier et avant hier, nous avons même appareillé pour aller tirer en pleine mer! Le service était en même temps allégé pour les officiers, comme il n'y a jamais beaucoup de choses à faire à bord, entre 11 heures et midi, 7 heures et 8 heures qui sont les heures des repas, et entre midi et 2 heures où l'on fait une sorte de sieste, nous restions seuls de quart pendant ces heures-là, sans aucun autre officier. Du reste, nous avons embarqué à Saïgon un lieutenant de vaisseau en plus.
Je ne vous ai pas dit le nom du nouvel aspirant. C'est un véritable breton "de Parfentenys de Kervercquin", le fils d'un vice-amiral, maintenant en retraite et qui sortait de l'X.
Je vous ai déjà dit que Tourane ne présentait pas beaucoup de ressources, pourtant c'est le grand port de l'Annam où s'arrêtent chaque semaine un paquebot allant de Saïgon à Hanoï et un autre allant en sens contraire. Il y a un bataillon d'infanterie de marine comme garnison. Mais le tout: officiers, résidents, fonctionnaires, agents des Messageries Maritimes, ne fait pas plus de 200 européens, dont une cinquantaine de femmes et de jeunes filles. Et c'est cette colonie qui se réunira ce soir chez le résident-maire lequel donne un bal auquel nous sommes invités, bien entendu. L'empereur d'Annam qui est arrivé à Tourane depuis deux jours, y fera une apparition; il embarquera demain et nous partirons aussitôt après pour la baie d'Halong.
Avant hier, j'ai été visiter ce que l'on appelle les montagnes de marbre. C'est, à 6 kilomètres de Tourane, quatre ou cinq gros rochers de marbre absolument semblables à ceux qui sortent partout des eaux de la baie d'Halong. Mais là, ils sortent d'une sorte de presqu'île de sable très basse. Ils ont, comme les rochers d'Halong, une hauteur de 100 m à 200 m et sont complètement creusées de grottes qui sont certainement moins belles que celles de l'île de la Surprise ou de l'île des Merveilles dont je vous parlais, il y a six semaines. Mais les Annamites y ont construit un peu partout des autels. L'un de ces rochers, entre autres, est transformé en une sorte de couvent. Pour accéder à toutes les grottes dont il est percé, les annamites ont construit des escaliers en marbre, bien entendu, puisque c'est la seule pierre qu'ils ont sous la main, marbre blanc, très beau, avec des blocs roses de place en place. Dans l'une des cavernes qui s'élève avec des murailles à peu près à soixante mètres de hauteur et qui est éclairée par le haut, il y a toute une pagode de construite. Pour descendre dans une autre, on passe entre deux rangées de statues de marbre peint, représentant des guerriers annamites assis sur des tigres et armés de lances et de sabres.
A peine arrivé à Tourane, l'empereur tout ému à l'idée de s'embarquer, car c'est la première fois qu'il va sur mer, a voulu aller à ces grottes faire ses dévotions à Bouddha, absolument comme un catholique irait en pèlerinage. Le résident supérieur de l'Annam qui accompagne et tient cet empereur absolument en tutelle, lui a refusé l'autorisation. Ce pauvre empereur s'est alors mis dans une colère épouvantable, à cogné à coups de cravache sur ses femmes et ses ministres et a refusé de recevoir l'amiral. Comme il n'était pas libre de ne pas le recevoir, il a au moins montré son mécontentement en refusant de boire le champagne servi. Enfin, son humeur doit être remise, car on l'a laissé aller aux montagnes de marbre le lendemain.
Cet empereur ou ce roi, car on ne sait pas au juste son titre, a maintenant 22 ans, il règne depuis l'âge de huit ans. Il y a quatorze ans, il y avait à Hué, un empereur gênant; on l'a exilé en Algérie où il est encore et on lui a désigné un successeur. 4 jour après le successeur était assassiné par les ministres. On a alors désigné celui-ci et comme les mandarins annamites voulaient le tuer lui aussi, on a fait savoir par tout l'Annam, qu'après la mort de celui-ci, la France annexerait simplement le pays. Bien que le protectorat soit absolument la même chose qu'une possession et que l'empereur ne soit qu'une marionnette que fait marcher le résident supérieur, les annamites, par une sorte de patriotisme, préfèrent garder cet empereur pour que l'Annam ne disparaisse pas complètement. Aussi maintenant la vie de l'empereur leur est sacrée. Du reste, cet empereur est la brute la plus jolie que l'on puisse rêver, qui profite de ses moments de liberté pour faire couper en morceaux quelqu'une de ses trois cents femmes. Un jour, il en a fait suspendre une par les doigts pour voir si les phalanges allaient se détacher. Il peut se payer cela, car s'il ne peut aller se promener sans la permission du résident de Hué, il a gardé un pouvoir absolu sur sa cour. Somme toute, un vilain moineau, petit, laid et stupide..... Vive l'empereur ! A ce propos, Doumer, le gouverneur de la colonie, veut lui donner le titre de roi et lui veut avoir le titre d'empereur. Aussi lorsqu'un fonctionnaire parle avec l'interprète du souverain, ce fonctionnaire dit : Sa Majesté le roi et l'interprète qui est un annamite reprend : Sa Majesté l'empereur.
Ce matin nous est enfin arrivé un courrier. C'est un courrier anglais qui était à Saïgon depuis 7 ou 8 jours, mais qui a été retardé pour prendre je ne sais plus quelle commission supérieure. Enfin la commission s'est décidée à embarquer et le navire en question est arrivé à Tourane. Outre deux ou trois cartes, j'ai reçu deux lettres de vous. L'une du 9 janvier contient deux mots de Camille et de Romain qui me parlent de leurs étrennes. L'autre enveloppe contient une date du 16 que j'ai assez mal comprise puisque Marie me dit avoir réservé pour ce courrier les lettres des enfants qui sont datées de huit jours plus tôt. A propos, je n'ai encore reçu aucuns des deux fusils, il est vrai que nous reviendrons à Saïgon dans huit jours, après un court séjour en baie d'Halong, et c'est là que doivent être restés les colis postaux.
La voie d'eau que nous avons à l'arrière ne s'est toujours pas agrandie, aussi rien ne nous presse d'aller nous réparer. Il est certain que nous passerons au bassin; mais en quel lieu, mystère encore. Ce peut être à Saïgon, mais le bassin est tellement juste pour nous que ce serait difficile et, de plus, le climat serait fort mauvais pour nos hommes car il faudra peut être plus de six semaines pour cette réparation. En effet le "d'Entrecasteaux" a une coque d'acier, doublée d'un matelas de bois de teck recouvert de feuilles de cuivre. Ces feuilles de cuivre ont l'avantage de rester propres alors que les navires, dont la coque en acier n'est pas recouverte, sont bientôt remplis d'herbes et de coquillages qui font perdre 3 ou 4 nœuds de vitesse, si bien qu'il faut alors passer au bassin au moins tous les ans.
Nous pourrions passer encore au bassin à Hong-Kong; mais on n'aime guère aller demander des réparations dans un port anglais. Dans tout l'Extrême-Orient, il ne reste alors qu'un seul port ou nous trouvions un bassin de radoub à notre taille. C'est Nagasaki : si bien qu'arrivant en Chine, avec la crainte de ne pas voir le Japon, il peut se faire que ce soit le pays que je voie le mieux. Enfin, rien n'est plus sur!
Je vous embrasse tous de tout cœur.
Votre fils
Joseph
J'ai compris la lettre du 16, les lettres des enfants sont datées du 9, mais n'ont été mises à la poste que le 16. Très bien .
J