lettre suivante du 6 mars 1902
Saïgon, 5 mars 1902
Ma dernière lettre date de la veille de mon départ de Tourane. Je vous annonçais pour le soir un bal chez le résident-maire. Ce bal, bien entendu, ne pouvait réunir une nombreuse société, ni être bien splendide, mais, somme toute, il a été assez gai. Il ny avait là, outre une cinquantaine dhabitants de Tourane, quune dizaine dofficiers du bord. En plus, au début, lempereur ou roi dAnnam sest promené dans les salons et assis de place en place dun air ennuyé, tout en chiquant du bétel. Du reste, il est disparu avec ses ministres de très bonne heure. Bien entendu, la musique de lamiral formait lorchestre. Vers minuit et demi, on a soupé dune façon fort copieuse et les danses ayant reprises ensuite, la dislocation na eu lieu qua plus de quatre heures du matin.
Nous avons reçu le roi dAnnam à bord dans laprès-midi. On a envoyé à terre, pour le chercher, le canot à vapeur portant le pavillon dAnnam. Ce pavillon est tout jaune, il a donc été facile à se procurer, car le pavillon tout jaune est le pavillon de quarantaine que portent les navires ayant une épidémie à bord ou que lon hisse en arrivant dans un port pour demander la visite des médecins après laquelle seulement, dans beaucoup dendroits, on peut descendre à terre.
Des préparatifs avaient été faits à bord. A laide de tentes on avait coupé en deux la salle à manger de lamiral de façon à former une chambre dans laquelle on avait dressé un lit de fer embarqué à Saïgon. Voici pour lempereur. Un lit dressé dans la salle de bain de lamiral, voici pour limpératrice. De plus lamiral avait eu soin de rentrer tous ses bibelots dans ses appartements, car il parait que lorsque lempereur trouve quoique ce soit à son goût, il le prend tout simplement. Et il vaut mieux, dans de telles circonstances, éviter toute discussion.
La suite de lempereur était assez nombreuse, nous devions dabord embarquer 32 personnes et au dernier moment nous en avons embarqué 36 ou 37, car il sest trouvé quelques femmes ou serviteurs en plus. En outre, le « Kersaint », un petit croiseur généralement en station à Haïphong, était arrivé à Tourane le matin même et a embarqué une vingtaine dannamites : quelques ministres ou grands seigneurs avec chacun : un ou deux serviteurs.
A bord nous avions donc : lempereur, limpératrice, trois frères de lempereur qui couchaient sur les coussins de la salle à manger. Du reste, lempereur traite ses frères comme de simples sujets et leur fait signe quand il a envie de se faire ôter ses chaussures. Puis six autres femmes de lempereur dont quelques-unes, la figure meurtrie, car lempereur les traite à coups de cravache. Il en a, parait il, trois cents à Hué et samuse à en tuer une de temps en temps. Elles couchaient sur un tapis, toutes les six en tas dans la chambre de limpératrice. Puis dix serviteurs attachés à la personne de lempereur et que lon appelle des Thi-Vê. Deux pour porter ses sabres, un pour soccuper de ses ustensiles de table, un pour porter sa boîte à bétel, un autre pour lui présenter un crachoir, un autre encore pour lui soutenir un parasol au-dessus de la tête. Enfin, il y avait quatre eunuques, les principaux ministres et quelques serviteurs. Lempereur mangeait à la table de lamiral ; tous les autres mangeaient à lannamite. Il y avait deux vieilles cuisinières qui faisaient cuire les provisions que le roi avait apportées avec lui : de la volaille, du riz. Il avait apporté même de leau. Toute cette suite était logée dans les réduits de 138,6, cest à dire dans les casemates où sont placés nos canons de 138,6. Il y en a 8 situés quatre de chaque côté, contenant chacune un canon, et toutes les huit au même étage. Chacune forme une sorte dappartement, dune forme assez compliquée, mais assez grand. Les quatre de larrière étaient seuls occupés et comme ces réduits sont sous ma domination puisque je suis attaché à lofficier canonnier du bord, jallais my promener de temps en temps pendant la traversée pour les voir cuisiner, manger. Ils dormaient tout simplement sur des nattes.
La suite était arrivée en grande partie à lavance, ainsi que les provisions et les bagages, se composant dune vingtaine de grandes boites de bois peintes en rouge. Il ne restait à embarquer que lempereur et limpératrice qui avaient pris place dans le canot à vapeur quon leur avait envoyé, et les 6 femmes, les 3 frères et un couple de serviteurs fidèles, qui venaient derrière le canot dans un petit remorqueur fourni par l'agent des Messageries Maritimes.
Lamiral avait tenu à recevoir cet empereur-marionnette avec le même cérémonial quon aurait pu déployer pour le tzar lui-même. On a, à son arrivée, hissé le pavillon jaune, tiré un salut de 21 coups de canon pendant que léquipage, aligné à tribord, côté par lequel arrivait le Roi, poussait, à un commandement donné, 7 « hourras ». Un des aspirants de majorité était au bas de la coupée pour donner la main à lempereur et laider à embarquer pendant que lamiral était en haut à lattendre. Les officiers, nous étions là, groupés derrière lamiral, en redingote, épaulettes et chapeau claque, et tachant de garder notre sérieux car lamiral aime tellement le décorum quil aurait été furieux de nous voir rire.
Limpératrice est montée la première, lamiral lui a baisé le bout des doigts, puis lui a offert le bras pour la conduire à ses appartements pendant que lempereur nous distribuait des poignées de main, persuadé sans doute quil nous faisait un grand honneur. Pendant ce temps, la musique de lamiral jouait le « Marseillaise » a tout casser.
Lempereur et limpératrice étaient vêtus de la même façon ou presque. Lun et lautre avaient un pantalon de soie noire et par-dessus une sorte de grande chemise tombant jusquaux genoux, fendue sur le côté jusquà la ceinture. Cette chemise était noire avec des dessins ronds, grands comme des pièces de cinq francs et brochés en jaune. Sous cette chemise, ils en portaient une seconde, en soie également, mais orange. Lempereur avait des petits souliers bas, à leuropéenne, limpératrice des pantoufles brodées de perles, bien entendu ni bas ni chaussette. Lempereur avait lespèce de turban noir annamite enroulé autour du chignon ; limpératrice avait un foulard de soie violette autour de la tête. Quant à la foule des ministres et des serviteurs, ils avaient tous des chemises de soie brodée ; rouges, verts, etc et les gros personnages avaient la décoration annamite qui se compose dune plaque dor rectangulaire ou en forme de chauve-souris suivant la classe, suspendue sur la poitrine par un cordonnet et ornée dun pompon de soie tricolore : bleu, jaune, rouge. Presque tous avaient des chaussures.
En plus, sont arrivés trois des enfants de lempereur, une petite fille de 6 ou 7 ans et deux petits garçons de 3 et 5 ans, eux aussi portant le pantalon et la chemise de soie brochée et la plaque dor. Ce supplément de population sera logé dans les appartements de lamiral, je ne sais trop où. Il y aura bien toujours un coin de tapis ou de plancher pour quils sy roulent en boule.
Le roi, une fois embarquées, on lui a donné une simili fête de nuit. On a allumé les projecteurs électriques, tiré à blanc sur le canot à vapeur qui simulait une attaque de torpilleurs, brûlé des fusées et des feux de Bengale qui servent à bord à faire des signaux de nuit. Après quoi, suivis du « Kersaint », nous avons appareillé et mis le cap sur la baie dHalong où nous sommes arrivés le 23 de bon matin. La traversée à été absolument calme, pas un souffle de vent, pas une apparence de houle, aussi cest à peine si une demi-douzaine dannamites à trouvé le moyen dêtre malades aussi on en rencontrait partout et même le frère aîné de lempereur est venu séchouer au poste.
En baie dHalong, deux petits remorqueurs attendaient notre arrivée. Aussitôt mouillés, avec un cérémonial analogue à celui que lon avait employé à Tourane pour lembarquement, lempereur à transbordé sur lun des remorqueurs avec lamiral, deux ou trois fonctionnaires, résidents de Tourane, de Hué, qui avaient pris passage à bord eux aussi. Sur lautre remorqueur, on a embarqué les domestiques et les bagages et les deux remorqueurs sont partis pour Haïphong et de là pour Hanoï où tout ce monde allait inaugurer un pont de 1800 mètres sur le fleuve Rouge et la ligne de chemin de fer entre Hanoï et Haïphong.
Nous sommes restés six jours en baie dHalong du 23 au matin jusquau 26 au soir. Nous avons repris ces promenades en canot et ces bains que nous y faisions déjà il y a six semaines. Certain jour, jai passé au moins deux heures au bain, une heure le matin et une heure le soir. De plus, nous partions en exploration à travers les cailloux et les îlots de la baie, soit à laviron , soit à la voile et un fois partis, nous ne trouvions jamais le moyen de rentrer avant la nuit.
Entre temps, jai été passer quelques heures à Haïphong. Le commandant avait demandé à la direction du port de Haïphong, un petit remorqueur sur lequel il avait mis huit hommes du bord, et quil avait approvisionné avec le charbon du bord, si bien quil était à la disposition des officiers pour aller ou venir entre le mouillage et Haïphong. Il partait tous les matins à 8 heures de lun des points pour aller à lautre. Il y a environ 70 kilomètres de la baie dHalong à Haïphong à cause des détours que lon est obligé de faire, car en ligne droite, il ny a pas la moitié de cette distance. Ce remorqueur filant dans les 8 nuds, cétait un voyage de 5 heures, on arrivait donc à 1 heure. Je suis parti un jour pour rentrer le lendemain. Nous nétions ce jour là au départ que deux aspirants et au retour nous avions en plus le commissaire du bord qui était parti deux jours avant nous. Pendant une heure et demie on suit un chenal tortueux entre tous ces rochers de la baie dHalong. Ensuite, on longe une île assez grande, dune dizaine de kilomètres de long, la Cacba qui est formé dun entassement de rochers atteignant trois cents mètres de hauteur, mais entourés de plages de vase dun bon kilomètre de largeur, sur lesquels pousse des forêts de palétuviers. Aussi, on ne connaît que le contour de cette île, on na jamais eu le courage de faire un kilomètre à travers ces palétuviers, enfonçant dans la vase jusquau genou, pour aller voir de près ces rochers escarpés, parsemés de broussailles et dans lesquels on risquerait cent fois de se casser le cou pour arriver à avancez de cent mètres en une heure. Après cela, on arrive dans le delta du fleuve rouge, on en suit un bras sinueux entre deux rives très basses, vaseuses, couvertes aussi de palétuviers. De place en place, un village sélève sur un point qui sélève un peu au-dessus de la vase. A ce moment, il est bien près de onze heures. Cest le moment de tirer la boîte de thon et le poulet froid que lon a amené du bord, de faire faire cuire un couple dufs, de dresser la table et de se mettre à dîner en plein air, sur le pont. Et quand ce dîner est terminé, quil ne reste que les coquilles des ufs, les os du poulet, on est bien près darriver et Haïphong est déjà visible.
Haïphong nest évidement pas un séjour enchanteur. Cependant on y passe très bien une après-midi. Dabord il y a, mouillé dans la rivière, un petit croiseur le « Kersaint » justement celui qui a transporté une partie de la suite de lempereur dAnnam et à bord duquel se trouve un aspirant qui était à bord du « Dugay Trouin », lan dernier, un habitué du premier poste.
Puis quand la forte chaleur de midi est passée, il y a à faire un tour au marché et toutes les boutiques de deux longues rues, lune chinoise, lautre annamite, où se vendent toutes les marchandises indigènes, depuis le riz et le poisson séché jusquaux bétel et aux petites chandelles odorantes que lon brûle, en guise de prière, devant les autels de Bouddha. Jai acheté là un hamac et une natte qui me feront une couchette excellente à bord du paquebot qui me ramènera. Etant donné quen juillet ou août la mer Rouge sera probablement chaude, je crocherai ce hamac sur le pont et je passerai là des nuits divines.
Nous avions emporté notre hamac que nous avions croché sur le mont du remorqueur si bien que nous navons été réveillés que par le bruit de la machine se mettant en marche le lendemain matin à 6 heures. Se lever, shabiller et prendre le café de léquipage et nous étions déjà revenus sur les bords de la Cacba. Nous avons retraversé le labyrinthe des îlots de la baie dHalong et en arrivant à cent mètres du bord, nous avons entendu 11 heures sonner et le clairon souffler le dîner. Somme toute une journée et demie très agréable.
Nous ne sommes restés que cinq jours en baie dHalong. Le 28, dans la soirée, lamiral est rentré avec lamiral Potier qui était à Hanoï après avoir envoyé son « Redoutable » à Saïgon et qui va rentrer en France par le prochain paquebot. Nous avions aussi à bord le gouverneur de lIndo-Chine : Mr Doumer avec sa femme et deux de ses petites-filles qui vont, eux aussi, sembarquer sur le prochain paquebot pour rentrer en France.
A 11 heures du soir, nous avons appareillé, trois de nos projecteurs électriques allumés pour éclairer les chenaux et les rochers devant et de chaque coté.
La traversée a été aussi belle que celle de Tourane à Halong et nous sommes arrivés à Saïgon le lundi 3 mars à 6 heures et demie du matin. L'appontement auquel nous étions il y a un mois était pris par le « Redoutable », nous sommes venus nous amarrer à un autre, trois cents mètres plus loin. Du reste, cet amarrage a été très long et très pénible : un câble gros comme le bras sest cassé, il était plus de 9 heures quand tout a été fini.
Nous avons donc repris cette vie douce et nonchalante que lon mène à Saïgon. Mais en arrivant nous avons eu une désillusion. Nous navons pas reçu de lettre depuis Tourane. Le courrier français dil y a quinze jours, à eu des avaries, il nest arrivé à Singapour quen même temps que le courrier anglais, il y a quelques jours. Comme il navait pas le temps de nous arriver en baie dHalong avant notre départ, lamiral à fait télégraphier de garder nos lettres à Saïgon. Nous comptions trouver ces 2 courriers à notre arrivée. Mais rien. Le consul de Singapour avait eu la sottise de les envoyer à Hong-Kong par un navire anglais qui y allait directement. Heureusement que notre consul à Hong-Kong a eu lidée de les renvoyer directement à Saïgon alors que nous étions en mer. Demain, 6 mars, nous recevrons enfin ces deux courriers et probablement aussi un nouveau courrier français parti de Marseille le 8 février.
On vient de mapporter deux colis, ce doivent être les fusils, mais je nai pas le temps douvrir avant de fermer cette enveloppe, le courrier allemand part dans une heure. Ces deux colis doivent être à Saïgon depuis plusieurs jours mais on les avait oubliés. Enfin je nen ai pas eu besoin jusquici.
Je vous embrasse tous de tout curs.
Votre fils
Joseph