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lettre suivante du 13 mars 1902

6 mars 1902

 

 J’attendais 3 lettres aujourd’hui, l’une du 23, l’autre du 30 janvier, l’autre du 6 février. J’ai bien reçu 3 enveloppes, mais deux d’entre elles datent du 23, celle du 30 est absente, elle n’a pas été renvoyée en temps de Hong Kong et m’arrivera je ne sais quand. Généralement les lettres ainsi en retard finissent toujours par arriver. Cependant, j’ai pu vérifier grâce à la liste que m’envoyait Marie, que je n’ai pas reçu votre lettre du 6 octobre. Depuis cinq mois, elle doit être bien perdue. J’ai reçu toutes les autres lettres, ou cartes, dont vous me parlez, même celles d’Amérique, sauf cependant la lettre de Paris. Peut être après tout, est-elle partie vers le Nord avec la votre du 30 janvier.

Les deux colis que j’avais reçus hier contenaient la carabine que m’a donnée mon oncle et aussi les « Maritimes » (1). Je vous en remercie beaucoup, j’étais curieux de les voir et comme l’exportation en a été interdite, les libraires de Saïgon ne l’avaient pas, les éditions en étaient très rares en Extrême Orient et nul d’entre nous au poste n’avait pu le voir encore. Pour ce qui est de deviner le nom des officiers, je ne le puis guère étant donné que je ne les connais guère. Mais les officiers qui étaient à Toulon, il y a deux ans, alors que Diraison écrivait son livre, le sont facilement car les noms sont à peine modifiés. Ainsi le second du « Redoutable » dont le nom est Roca d’Uytesa figure dans les « Maritimes » sous le nom de Caro d’Uytesi. Il n’y a pas de doute à avoir. Quant au prénom, il est conservé. J’ai reçu la lettre de la manufacture de St-Etienne, mais je n’en ai pas les colis, sont-ils à Hong Kong eux aussi ? Il est vrai que nous ne remonterons peut-être pas immédiatement dans le Yang Tsé où se trouvent surtout les plus beaux terrains de chasse.

En même temps que l’annonce de la maladie de Camille et d’Elisabeth, j’apprends leur guérison. Tout est donc bien.

Romain et Camille entrent dans ma combinaison pour les chaînes de montre. Bon ! En rentrant, je donnerai à Romain celle que je lui offre pour sa communion ; quand à Camille, il a encore un an ou plutôt deux ans à attendre, mais je lui prêterai la mienne jusque là. Mais, il me semble que je vous demandais, dans le même lettre, ce que je pourrais bien leur rapporter, car je n’ai plus d’idée. Et vous ne me parlez de rien. Qu’est-ce qu’ils pourraient bien désirer ? Je ne puis pourtant pas rentrer les mains vides.

 

11 Mars

 Je vous disais que nous avions repris cette vie tranquille que nous menions à Saïgon, il y a un mois. Séparés de la terre par une simple passerelle, nous descendons constamment pour aller à la bibliothèque, faire le tour de l’Inspection, aller voir un camarade à bord du « Redoutable » ou du « Pascal », faire un visite, à moins qu’il n’y ait théâtre ou bal.

En effet, outre des représentations ordinaires, il y eu, au théâtre, une représentation de gala vendredi dernier.

Mr Doumer (2) et l’amiral Potier partant pour France par le paquebot qui emportera cette lettre, la municipalité leur a offert, avant leur départ une soirée de gala qui a duré jusqu’à près de une heure du matin et dont les places étaient gratuites pour tous. Il est vrai que les loges avaient été retenues pour les invités, que les annamites, les soldats, et les matelots, devaient monter au poulailler, que les sous-officiers et employés en veston avaient le parterre, mais qu’on n’admettait aux fauteuils d’orchestre et de balcon que les officiers et les saïgonnais assez posés pour pouvoir aller là en tenue de soirée, en habit. Comme il y avait là les officiers d’une petite canonnière russe qui a relâché quelques jours à Saïgon, la soirée a été ouverte et close par une Marseillaise suivie d’un hymne russe.

Dimanche et lundi, de 4 heures à 6 heures et demie, il y avait courses. Le comité d’organisation nous avait envoyé des cartes d’invitation pour les deux jours. J’y suis allé dimanche. Tout Saïgon était là. Il y avait trois courses de chevaux, de ces petits chevaux annamites, haut à peines comme des poneys, et montés par des jockeys annamites. Deux de ces courses étaient au galop avec obstacles et la troisième au trot, attelés à des tilburys.

Après cela est venue une course de mulets montés par des sous-officiers de la garnison : artillerie ou infanterie de marine. Et enfin une course de buffles qui sont employés dans les campagnes par les annamites. Chaque char était attelé de deux buffles et monté par le propriétaire armé d’un long fouet. Et tous les membres de la famille galopaient, répartis de chaque coté de l’attelage, tapant dessus à coup de gourdin, hurlant comme des possédés, et le remettant en bon chemin à coups d’épaules chaque fois que les bêtes voulaient obliquer à gauche ou à droite.

La société de Saïgon s’est réunie en une sorte de club qu’ils appellent la Philharmonique. Avec les cotisations, ils ont loué une grande salle entourée de jardins où ils se réunissent deux fois par semaine : les dames jouent du piano, chantent; les messieurs qui connaissent le violon ou la flûte amènent leur instrument. De plus ils se donnent à eux-mêmes, deux ou trois bals par an. Ils en ont donné un samedi qui était costumé ! Comme par hasard nous y étions invités. Le coup d’œil était très joli. Sauf de rares exceptions, sauf les officiers, les messieurs étaient costumés. Dames et jeunes filles, grâce aux gros traitements des fonctionnaires coloniaux avaient fait des prodiges de rivalité ! Sa salle décorée de masques japonais s’ouvrait par des vérandas sur les jardins semés de petites tables où l’on a soupé vers une heure. Somme toute, soirée très réussie. La musique de l’amiral, bien entendu, composait l’orchestre.

Demain mercredi, nous avons un nouveau bal, donné au cercle militaire par le général et les officiers de la garnison. A l’avance, il est probable que ce bal ressemblera beaucoup à celui auquel je suis déjà allé, au même cercle militaire, il y a un mois, pendant mon précédent séjour à Saïgon.

Vous voyez donc que, somme toute, il y a quelques distractions à Saïgon. Du reste, le service est juste réduit aux quarts, car tout exercice est pour ainsi dire supprimé. On ne fait guère faire à l’équipage que la propreté et l’astiquage du bâtiment et l’embarquement de vin et de vivres, pris à l’arsenal, pour remplacer ce qui a été consommé depuis un mois.

Notre séjour ne sera du reste pas long. Nous devions partir primitivement jeudi ; mais tout compte fait nous ne partons que lundi prochain, c’est à dire le 17 au matin.

Nous allons remonter dans le nord. D’abord le long de la cote d’Annam, en nous arrêtant à Port d’Ayo et à Tourane. De là nous irons à Kouang-Cho-Wan qui est une possession que nous avons en chine, au nord et au pied de la presqu’île d’Hainam. Puis nous continuerons par Hong Kong, Amoy, Fou-Teheou, Shanghaï. De là, nous irons à Nankin et nous remonterons un peu le fleuve Yang Tsé. Enfin, nous retournerons faire un tour au Japon. Voilà du moins, les projets de l’amiral. Après cela, nous serons bien près, je crois, du mois de juillet et alors je reviendrai dans le sud, puis dans l’ouest, mais sur un paquebot, celle fois.

 P.S. Inutile d’avancer vos lettres, si elles ont du retard c’est qu’elles sont mal dirigés par les consuls

(1) "Les Maritimes" (mœurs candides) par Oliver DIRAISON-SEYLOR (1873-1916). Il écrivit également: "Le Pays des Petites Filles" (roman de mœurs canadiennes)

(2) Paul DOUMER, homme d'Etat et administrateur français, né à Aurillac (1857-1932). Gouverneur général de l'Indochine de 1896 à 1902, président du Sénat en 1927 et de la République en 1931, il fut assassiné à Paris. http://www.ifrance.com/jose1010/doumer.htm