lettre suivante du 29 mars 1902
Jeudi 13 Mars
J'ai reçu deux lettres ce matin. Celle qui était en retard, du 30 janvier, et une autre du 13 février; plus, de la même date, une enveloppe contenant un bulletin de la société des anciens élèves du Collège. Vous veniez de recevoir mes lettres de la baie d'Along. Vous m'y parlez surtout de la mauvaise santé de bonne-maman et de Camille qui, j'espère, est maintenant complètement remis.
Par le paquebot qui emportera cette lettre et qui partira demain matin, Doumer et l'amiral Potier vont rentrer en France. L'amiral Bayle a pris ce matin le commandement en chef de l'escadre d'Extrême-Orient après une cérémonie au cours de laquelle les matelots montés, sur le pont, ont poussé des cris de "Vive la République" réglementaires en pareille circonstance. Du reste ces cris ont été plutôt froids à bord du "Redoutable", car Potier n'y était pas aimé.
Je vous ai déjà parlé plusieurs fois de Mr et de Mme Bergès que nous avons rencontrés sur le paquebot, qui sont maintenant à Saïgon, chez qui nous sommes allés dîner, il y a un mois. Mr Bergès a été soudainement nommé gouverneur de Kouang-Tcheou-Wan, ce coin dont je vous parlais avant hier, au nord de Haïnan. Comme une de nos relâches, d'ici peu, nous les reverrons là. Ils partent demain pour rejoindre leur poste. Quant à nous, notre départ est fixé officiellement pour lundi matin. Notre prochaine relâche sera Port d'Ayo entre Saïgon et Tourane.
Hier, a eu lieu le bal, au cercle militaire, dont je vous parlais. Il y avait plus de monde qu'il y a un mois, trop de monde presque, car on était à l'étroit dans les salons. Il y avait souper par petites tables à minuit et cotillon vers trois heures. Je ne suis pas resté à ce cotillon, car je prenais le quart à quatre heures. Du reste, je n'ai pas à me plaindre du service car j'ai eu, jusque là, la chance de n'en pas avoir chaque fois qu'il y a eu un bal ou une fête quelconque.
Le "d'Entrecasteaux" va s'appauvrir de deux aspirants. On va armer une petite canonnière le "Lutin" pour effectuer des sondages à Kouang-Cheou-Wan, c'est un travail qui durera de deux à trois mois. Pour l'armer on a pris, comme commandant, le plus ancien de nos lieutenants de vaisseau et avec lui un enseigne et un aspirant du "Redoutable", plus deux aspirants du "d'Entrecasteaux" qui sont Cambon, le quatrième d'entre nous, et Peufentenays, celui qui est embarqué depuis un mois seulement. Ils nous quitteront dans quelques jours, resteront à Saïgon achever l'aménagement du "Lutin", iront effectuer leur travail et reviendront à bord dans trois ou quatre mois.
Je vous embrasse tous de tout cur.
Votre fils
Joseph
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Cap St-Jacques, 18 Mars 1902
Chers parents,
Cette lettre va partir par courrier allemand. Dans ma lettre précédente, je vous disais que nous devions appareiller lundi matin, le 16, pour quitter Saïgon. Nous l'avons fait en effet, mais ce n'était pas pour aller loin. Nous sommes partis à 6 heures du matin nous avons descendu la rivière et nous sommes venus mouiller à 10 heures du matin devant le Cap St-Jacques qui est, pour la rivière de Saïgon, ce que le cap de la Hère est pour la Seine. De plus, il y a là un embryon de ville construit depuis peu dans un creux. Comme le climat est là moins chaud et beaucoup plus sain qu'à Saïgon, à cause du voisinage de la mer, les Saïgonnais y viennent comme les Parisiens vont à Trouville ou dans un port de mer, pour se reposer et se remettre. Il y a dans la verdure quelques jolies villas, un hôtel. De plus, il y a une caserne et de l'artillerie coloniale, car on a placé, sur la colline qui termine le caps, des batteries qui défendent l'entrée de la rivière de Saïgon.
Il y a seulement deux jours, nous savions que nous partions, mais pour où ? Mystère. On savait vaguement que nous devions remonter vers le nord et on parlait de s'arrêter un peu partout, à port d'Ays, Tourane, Halong, Haïnam, Kouang-Chou-Ouan enfin Hong-Kong. Depuis notre itinéraire s'est précisé et simplifié. Il nous fallait partir de Saïgon, car nous empêchions le "Pascal " de sortir du bassin de radoub où il vient de se faire réparer et nous occupions l'appontement qui lui était destiné ! Nous sommes donc partis, mais l'amiral nous a fait rester deux jours ici pour pouvoir attendre 1) le courrier allemand qui va emporter cette lettre, 2) le courrier de France qui est arrivé de Marseille ce matin. Nous partirons demain et nous allons faire des tirs en mer. Puis nous filerons directement sur Kouan-Tchéou-Ouan en brûlant les étapes intermédiaires. Nous y resterons peut être quatre ou cinq jours, peut être d'avantage, suivant que nous pourrons ou non aller à Hong-Kong. Ce qui pourrait nous empêcher de retourner dans ce port, c'est qu'on y parle de choléra. En tout cas, soit avec, soit sans arrêt à Hong-Kong, nous continuerons à remonter et à nous rapprocher du Japon.
Un de mes camarades à fait quelques photographies. Du reste il a cessé depuis, à cause de la difficulté pour trouver des plaques et des produits. J'en ai tiré quelques-unes avec du papier qui me restait depuis six mois, mais je n'ai pu continuer faute de papier, car je n'en ai pas trouvé à Saïgon. L'unique marchand de papiers photographiques (un pharmacien) en manquait et en attendait par le prochain paquebot.
Enfin, je vous envois quelques échantillons plus ou moins flous. Une famille chinoise, puis deux mandarins à bord. Puis le "Pascal" dans le bassin de radoub de Saïgon, une, rue de Port-Saïd, un kiosque construit sur un étang au milieu de la ville chinoise de Shanghaï (en bleu) et enfin une pagode chinoise. Ces photos sont jointes, dans une autre enveloppe qui a du vous parvenir par le même courrier.
Il y a un grand événement à bord. Il n'y avait que deux chats à bord jusqu'à avant hier : le chat de l'amiral et notre Blanchette. Et voici que Blanchette nous a amené cinq petits dont l'un était mort, il est vrai, mais dont les quatre autres ont l'air fort robustes et commencent à ouvrir les yeux. Ils sont tous les quatre semblables, gris avec des tigrures noires et ne ressemblent pas du tout à leur mère qui était complètement noire. Du reste, pour le moment tout au moins, nous sommes décidés à les garder tous les quatre au poste.
Je vous disais, la dernière fois, que deux aspirants devaient nous quitter pour embarquer sur le "Lutin". Mais au dernier moment, Perfentenys qui se porte assez mal, s'est fait dispenser de cet embarquement qui sera certainement fatigant et est resté à bord. Donc Cambon, seul, nous a quittés et est resté à Saïgon avec le "Lutin" qui prendra un aspirant à bord du "Pascal" qui a divers aménagements et réparations à faire. Après quoi, dans une quinzaine de jours, il ira faire ses sondages à Kouan-tchéou wan. Cette mission durera deux mois, peut-être trois même. J'ai reçu donc ce matin vos lettres du 20 février, celle de Suzanne, de Romain et de Camille. Vous étiez depuis dix jour sans nouvelles, je ne sais pourquoi ! Camille est remis, bon papa va mieux mais pas bonne maman.
Je n'ai pas encore reçu les deux colis de St Etienne. J'ai déposé la carabine de mon oncle à l'armurier persuadé du reste qu'il aurait un simple dévissage à faire. Mais en réalité, il a à refaire tout ce bout de canon. D'abord, la pièce qui a été refaite est telle qu'une fois vissée la cheminée est tournée vers le bas. Quant à cette cheminée il est heureux que cet armurier ait eu idée de vouloir la dévisser, car il a trouvé qu'elle était simplement enfoncée, sans pas de vis, et, au premier coup, m'aurait sauté à la tête.
Il n'y a pas de compliments à faire à l'armurier qui avait fait la réparation, il est rudement maladroit. On va m'arranger cela à bord, je ne le voulais pas d'abord, car dans la marine ce n'est pas comme dans l'armée ou l'on use des ouvriers des régiments sans vergogne. On y met plus de discrétion. Enfin le maître armurier m'a déclaré que cela l'intéressait, je l'ai laissé faire.
Je ne vous ai pas reparlé de la voie d'eau qui devait nous obliger de passer au bassin. Elle ne s'est guère agrandie. Il suffit de faire marcher chaque jour pendant une heure l'une de nos pompes pour retirer l'eau entrée.
Je vous embrasse tous de tout cur.
Votre fils
Joseph
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Cap St Jacques, 19 Mars 1902, 5 heures du matin
Chers parents,
Un seul mot. Brusquement, nous partons dans une heure. Comme nous allons perdre une demi-journée sur le chemin de Kouan-Tchou-Wan pour faire le tir au canon, nous n'arriverons certainement pas assez tôt pour profiter du courrier qui partira de Saïgon pour la France dans huit jours. Je vais donc laisser ces deux mots au Cap St-Jacques pour que ce courrier n'arrive pas à Marseille en ne vous apportant rien du tout.
Mais bien entendu, je n'ai pas grand chose à vous dire de neuf. Je suis descendu à terre hier, l'après midi, faire une promenade à ce que l'on appelle la baie des cocotiers et y prendre un bain. A cinq heures, l'amiral avait envoyé sa musique jouer sur l'unique place de la ville du Cap. C'est là que se trouve l'unique café et bien entendu toute la population française du Cap (en tout, une trentaine de personnes) s'était donnée rendez-vous là. L'importance du Cap St-Jacques est faite par la garnison formée d'un régiment de tirailleurs annamites, d'une demi-douzaine de batteries de côtes et d'un grand sanatorium où l'on envoie les malades de Saïgon. Pas de commerce, de boutiques. Un village annamite et quelques villas où viennent habiter les Saïgonnais pendant l'été.
Ceci dit, je me porte toujours aussi bien que d'habitude et j'espère que Camille et Elisabeth sont bien remis. Je vous embrasse tous de tout cur.
Votre fils
Joseph
P.S. Il court de vagues bruits de difficultés avec le Siam. En tout cas, cela ne peut nous intéresser car le "d'Entrecasteaux" à, de beaucoup, un trop fort tirant d'eau pour remonter à Bangkok et pour franchir la barre du Ménam. Cela ne peut être fait que par des petites canonnières de Saïgon ou du Tonkin
J