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lettre suivante du 2 avril 1902

Hong Kong, le 29 Mars 1902

Chers Parents,

Ma dernière lettre est celle que je vous ai laissée au Cap St-Jacques pour être prise cinq ou six jours plus tard par le paquebot, car il était probable qui je n'arriverais pas assez tôt, à la relâche, pour profiter de ce paquebot. Je vous y parlais du Cap St-Jacques, des villas que les riches Saïgonnais y font construire pour y passer l'été. Nous y sommes restés juste trois jours pour y attendre le paquebot. Du reste, notre séjour y a été un peu raccourci par suite de quelques difficultés entre l'amiral et le colonel commandant la garnison du Cap. Nous sommes donc partis, nous avons fait des tirs en mer le lendemain et enfin avons gagné Kouan-Tchéou-Ouan. Là, nous avons eu horriblement de mal à entrer. Dans la nuit du vendredi au samedi, nous avons du ralentir à cause de la brume. Nous devions entrer le samedi matin et profiter de la marée pour passer la barre, mais avec la brume nous ne savions plus où nous étions et nous sommes obligés de mouiller. Vers 10 heures le soleil apparaît à travers la brume, l'officier de quart fait un point et trouve que nous étions à plus de 20 km au nord de la passe. Nous revenons en bonne route, mais il était trop tard pour la marée et nous avons du attendre là le lendemain. Le dimanche matin nous repartons. Presqu'aussitôt après, nous coupons un banc de brume. Mouillez !

 Une heure après nous repartons, mais bientôt les côtes très basses et très sablonneuses redisparaissent dans la brume. Mouillez encore ! Mais cette fois la barre est franchie et, dans l'après midi, à une nouvelle éclaircie nous pouvons enfin gagner le mouillage.

Le nouveau gouverneur de Kouan-Tchéou-Ouan n'était pas arrivé à son poste, car nous sommes venus presque directement, alors que lui est allé faire un détour par Hanoï. Il n'y avait guère que de la garnison. On a construit quelques maisons, un hôtel, on construit une église, des casernes, mais sommes toute, il n'y a encore presque rien. Pour débarquer, pas le moindre appontement. Il faut du canot échoué sur le sable, embarquer dans un petit sampan qui vous rapproche plus près du bord, puis, quand le petit sampan est échoué à son tour, monter sur le dos d'un chinois qui, ayant de l'eau jusqu'à la ceinture, vous conduit à terre. Le passage assez rapide du climat de Saïgon à ce climat, pas froid évidemment mais tempéré, a du reste été très mauvais pour l'équipage et pour le poste. Mes deux camarades de l'X, restant, ont été obligés de se faire dispenser de service et Faure n'est pas encore remis. Je suis descendu à terre avec le commissaire du bord lequel est à deux galons depuis l'année dernière seulement et qui passe la moitié de son temps dans le poste. Nous avions l'intention d'aller voir Tché-Kam, une ville chinoise qui se trouve à 12 kilomètres de la mer, tout près de la frontière qui sépare la Chine du petit morceau de terrain que nous avons pris. Nous devions tout d'abord y aller en chaises à porteur, mais un lieutenant, que nous avons trouvé à terre, nous a procuré deux petits chevaux chinois gros comme des poneys, mais très vigoureux. Et nous sommes partis le long des routes et des sentiers, à travers la campagne, n'ayant pour nous guider qu'une ligne télégraphique qui allait, elle aussi, à Tché-Kam mais en enjambant à l'occasion les ravins ou les rivières. Il fallait alors chercher un passage, un gué. Enfin nous arrivons. Dans la ville, il y a deux français: un civil qui tient le télégraphe et sert de maire, et un lieutenant qui a sous ses ordres vingt-cinq chinois. Avec sa petite troupe qu'il a un mal épouvantable à tenir et à éduquer, il fait la chasse aux pirates dont il avait en ce moment une trentaine, partie dans un cachot la cangue au cou, partie employée à la construction d'un petit fortin tout auprès de la ville. Du reste, ces pirates ne sont dangereux qu'aux Chinois. Il y a trois ans, alors que l'on venait de prendre Kouan Tchéou-Ouan, ils ont bien assassiné deux enseignes, mais comme les suites ont coûté la vie à plus de trois cents chinois, sans compter 5 ou 600 blessés, ils ont une peur bleue de l'uniforme et dans la campagne les paysans même s'écartaient le plus loin possible de notre passage. Pour la chasse aux pirates, on emploie des chinois levés dans le pays, mais on en est si peu sûr, ils désertent si souvent, qu'au lieu de les armer avec du lebel, on leur donne des fusils gras, car ils désertent avec armes et bagages. Il y a un an même, un poste à assassiné son lieutenant mais, poursuivis, une dizaine a été rattrapé et l'a payé.

Le lieutenant de Tché-Kam nous a fait visiter la ville comme un pays conquis. Les chiens grondaient sur notre passage, mais leurs propriétaire avaient bien soin de les tenir! Il suffisait de frapper aux portes des pagodes pour qu'aussitôt après nous avoir entrevus, chacun se précipitât pour ôter des barres et ouvrir les portes toutes grandes.

Après cela, le lieutenant nous a retenu à dîner avec lui et s'est fait seller un cheval pour nous accompagner un peu.

Nous sommes repartis pour Hong Kong. C'était 24 heures de voyage. Traversée très belle. Nous y sommes donc depuis trois jours. J'ai reçu hier votre lettre du 26 février. Je n'ai pas encore reçu l'envoi de St-Etienne; je commence à n'y rien comprendre.

Puisque vous avez toujours le mouvement des navires suivez donc la "Décidée", elle sera peut être intéressante d'ici peu !!!

 Je vous embrasse tous de tout cœur.

 Votre fils

Joseph

 PS : Notre cuisinier chinois, étant Catholique, a pris bien soin de nous faire maigre hier et nous a promis pour demain un vrai dîner de Pâques