lettre suivante du 7 avril 1902
Chers parents,
Enfin tout vient
à point à qui sait attendre, je viens de recevoir les deux
colis de St-Etienne, un peu meurtris, un peu froissés, mais avec
leur contenu en bon état. Et cest heureux, car il est
fortement question de remonter aux îles Chusan où se
trouve paraît-il pas mal de canards sauvages et de gibier deau.
Dautant plus que la carabine de mon oncle est presque hors
de service. Larmurier a bien réussi à refaire un pas de
vis pour la cheminée, mais, soit par sa faute, soit plutôt par
celle de celui qui y avait touché le premier, la cheminée est
maintenant ramenée en avant et cest à peine si le chien
vient leffleurer en tombant.
Léquipage à bord a fondé un théâtre. Grâce à des décors et rideaux brossés vaguement sur de la vieille toile à voile, à des vieux habits et accessoires trouvés un peu partout, à un scène que lon fait monter le dimanche par les charpentiers du bord, il y a représentation tous les dimanches soir.
Les mécaniciens qui sont généralement plus intelligents que le reste de léquipage, fournissent des acteurs pendant que la musique de lamiral prête son concours. De 8 h à 10 h du soir, il y a donc, chansons, monologues, petites pièces, pantomimes, ce qui fait une rude distraction pour léquipage.
Si vous avez reçu ma dernière lettre, vous avez du vous demander ce que je voulais dire en vous recommandant de suivre les escales de la « Décidée ». Cest que quelque chose qui était certain maintenant, était déjà probable, à savoir que je vais quitter le « dEntrecasteaux » pour embarquer sur cette canonnière.
Voici les faits. La canonnière est commandée par un lieutenant de vaisseau (sortant de lX) qui à sous ses ordres cinq enseignes. Or lun de ces enseignes, le plus vieux qui était second, vient dêtre nommé lieutenant de vaisseau, par conséquent on le renvoie en France. Il partira de Hong Kong par le paquebot du 7. Un des enseignes prendra sa place comme second, mais il reste un vide et comme on na pas denseigne sous la main, on va me désigner pour le boucher.
Lordre na pas encore paru, car je nembarquerai que le 7, au départ de lautre, mais enfin cest maintenant une chose faite.
Inutile nest ce pas de vous dire que je suis heureux comme un dieu. Me voici léquivalent dun enseigne, jaurai ma chambre et un domestique à moi. Je mangerai avec les autres enseignes, à leur carré et pour cela je toucherai les même frais de table queux, frais de table sensiblement plus élevés.
Le petit bateau est assez récent, il date de 1899. Il a 630 tonnes et 65 m de long, somme toute plutôt plus grand que le « François 1er » mais à hélice. Je le connais plutôt mal étant donné quil est à lautre bout de la rade, à 5 kilomètres de nous, où se trouvent les bassins de radoub dont il vient de sortir après avoir nettoyé sa coque. Enfin, il a (daprès lannuaire) 93 hommes déquipage et avec sa machine de 900 chevaux peut donner 13 nuds. Son artillerie est plutôt légère : un canon de 100 mm à chaque bout, 4 cannons de 65 mm, deux de chaque côté, et enfin 4 autres de 37 mm sur la passerelle. En plus, on lui a mis trois mâts, les deux darrière nont quune goélette, mais le premier est complètement grée, ce qui permet de gagner encore près de 2 nuds par bon vent.
A bientôt des renseignements plus précis, jen aurai dès ce soir car les officiers de la « Décidée » viennent de minviter à dîner pour faire connaissance.
Quelle sera la durée de mon séjour à bord de cette canonnière ? Je dois attendre larrivée dun enseigne remplaçant mais il nest pas désigné. Une fois désigné, on lui donnera quinze jours de congé, il prendra le paquebot et comme nous remontons vers le nord, il lui faudra en tout 2 mois. De plus, on attend souvent un mois avant de désigner un tel remplaçant, si bien que je serai sur la « Décidée » jusquau commencement de juillet probablement. Et comme on ne voudra, je crois, me renvoyer en France que par le courrier de la fin de juillet qui arrive à Marseille le 8 septembre, je passerai le mois de juillet à aller et venir à poursuivre un bateau quelconque, à moins quon ne me découvre quelquemploi à terre. En tout cas, encore de la nouveauté et je ne demande que cela.
Je nai pas reçu de nouvelle lettre de vous, ces colis de St-Etienne étaient allés à Saïgon alors que je recevais votre lettre au Cap St-Jacques. Jen aurai une cette semaine.
Je vous embrasse tous de tout cur.
Votre fils
Joseph