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I - Voyage en Amérique

Notes n°1

Depuis trois semaines, je vous promets des détails, cette fois je me mets en mesure de vous en donner.

Je vous ai déjà dit ne pas m’être trop ennuyé pendant mes 20 heures de voyage de Honfleur à Brest. La seule station un peu longue était à Lisieux, mais c’était au début du voyage ; A Lison et à Lamballe, juste le temps de changer de train. A Dinan, une heure au plus, en plein jour, au moment d’une foire. Tant qu’il avait fait nuit, j‘avais dormi. Après quoi, j’avais mangé. Puis, j’avais regardé par la portière la Bretagne et les Bretons. Enfin, un aspirant était monté dans mon compartiment et il m’avait donné des détails sur le Dugay-Trouin.

Comme bateau était dans l’arsenal où les voitures et les civils ne peuvent entrer, je laisse mes bagages et je file vite à pied. Je ne trouve à bord que deux officiers de service, le commandant et le second étaient à terre, mais il suffisait de m’être montré ce jour-là. Dans la rue de Siam, la plus grande, presque la seule de Brest, je rencontre un de mes camarades qui retournait à Paris jusqu’au 5 puisque rien n’était prêt pour me recevoir, il était arrivé la veille. Un autre avait eu un congé à cause d’un deuil. Enfin le 3° était descendu à l’hôtel Continental, si bien que j’ai été le retrouver. Lui aussi avait fait sa visite étant arrivé aussi la veille à midi. J’ai hésité à retourner à Honfleur, le voyage aller et retour m’aurait coûté à peu près mes frais d’hôtel, plutôt plus. Puis comme il me fallait une journée du 2 pour mes visites et que l’on embarquait le 5 à 10 heures le matin, je n’aurais pas eu 24 heures à être à la maison, si bien que je suis resté. Le lendemain mes courses : aller à la Préfecture maritime, puis à ce qu’on appelle la Majrité (?), puis demander une baleinière à la Direction du Port pour aller sur le Dugay-Trouin qui pendant la nuit était sorti de l’Arsenal pour aller en rade. Là présentation à l’officier de quart, puis au Commandant en second, puis au Commandant, puis au Lieutenant de Vaisseau qui doit s’occuper spécialement de nous. Enfin après une visite rapide du navire, je retourne à terre et il était plus de 2 heures quand je me suis mis à dîner. Après dîner, je m’occupe de mes bagages, puis de mes frais de route. D’abord aller au bureau des engagements , etc..... où l’on fait le total de ce que je dois toucher et où l’on me donne un mandat que je vais ensuite toucher au Trésor à l’autre bout de Brest. J’ai reçu, si je me souviens bien, 56Fr25. On reçoit 0Fr097 par kilomètre de chemin de fer, plus 5Fr par journée de voyage, à partir de 12h de trajet. Certains aspirants venant de Nice ou Toulon, ont touché 120Fr pour un voyage qui leur avait coûté 40Fr. Lorsque l’on va à Fontainebleau, on reçoit une somme qui est la même pour tous et qui n’est pas tout à fait de 20Fr.

J’ai vu Lote le même soir pour avoir une 2° redingote et pour m’entendre avec lui. Pour ce qui me restait à ma livrer, il s’est chargé de l’envoyer lui-même à bord. J’avais essayé aussi, de concert avec mon camarade qui a fait la même demande, de toucher mes frais de 1° mise d’équipement, mais tout cela n’était pas prêt. J’ai chargé depuis le commissaire maritime (3 galons) qui est chargé de la comptabilité à bord, de s’en occuper, mais il est certain que je ne pourrai toucher qu’en revenant à Toulon.

Le 3 et 4, je ne me suis levé que vers 11 heures pour profiter des dernières grasses matinées que je pourrai me payer d’ici longtemps. Les deux après-midi, je les ai passés en touriste. Le 1° jour , à aller à la plage Ste-Anne, une petite plage à 6 kilomètres de Brest qui s’ouvre au milieu des falaises qui entourent la rade de Brest. Le 2° jour, nous avons pris le train jusqu'à la 2° station sur la ligne de Paris, puis de là, nous sommes partis à Plougastel. Il y a 3 kilomètres à peu près avec une rivière à passer en bac, puis une côte à pic entre des rochers énormes, enfin Plougastel qui est un village tout ce qu’il y a de plus breton avec un calvaire très curieux.

Le 5 au matin, nous retrouvions nos 2 camarades et tous les 4, avec nos bagages, nous allions embarquer sur le D.T. Les autres aspirants de Navale embarquaient le même jour, mais seulement à 2 heures. Le Dugay-Trouin a 105m de long, il cale 6m et sa passerelle est à 9m au dessus de l’eau. Il jauge 6000 tonnes et emporte 1200 tonnes de charbon. Les machines lui donnent une vitesse de 13 noeuds, c’est à dire de 24 km à l’heure. Comme en plus il a 3 mats, avec ses voiles, il peut atteindre 16 ou 17 noeuds. Il est vrai qu’il est rare que l’on allume ses 12 fourneaux, nous n’en avons souvent que 8 ou 10 en train, aussi sa vitesse moyenne est 10 à 11 noeuds environ 20 km à l’heure. De plus on s’arrête de temps en temps et on décrit des cercles pour régler nos boussoles, faire des tirs de canon, etc... Il y a à bord 404 hommes, 20 officiers, 76 aspirants, en tout 500. Le navire est très stable et comme plus un navire est stable, c’est à dire bon, plus il roule, il atteint des inclinaisons fantastiques quand il y a du roulis. Nous avons atteint 28 ou 30° dans le golfe de Gascogne et au mois de juillet, quant il est venu de Toulon à Brest pour être aménagé, il a donné des angles de 35°. Nous sommes, les aspirants, divisés en 10 postes de 7 ou de 8. Les 4 X, les 10°, 20°, 30° et 40° de l’école navale forment le premier poste. Nous avons pour poste quelque chose que tous les officiers de marine trouvent vaste et luxueux, mais que je trouvais bien étroit au début, maintenant j’y suis très bien habitué. Il a 2m de haut mais au plancher il y a des traverses, des poutres de fer, des boulons qui portent le pont, si bien que le plus grand d’entre nous qui a 1m79 se cogne de temps en temps. Ceci, c’est la batterie haute, immédiatement sous le pont et dont on ne ferme les sabords que lorsqu’il y a tempête car ils sont à 5 ou 6m au dessus de la ligne de flottaison. L’équipage couche à l’étage inférieur, dans ce qu’on appelle la batterie haute. Dès qu’il y a un peu de vent, ils sont obligés de fermer leurs sabords car les paquets de mer sauteraient dedans. Ces sabords en fer se serrent avec des écrous sur des rainures en caoutchouc de façon que la fermeture soit bien hermétique. Ils sont percés d’un petit trou de 10cm de diamètre dans lequel est enchâssé une lame de verre. Les nôtres sont semblables, mais en plus, on peut les fermer soit avec une vitre, soit avec une persienne qui glissent comme les portières des wagons, si bien que nous avons de la lumière et de l’air. Notre poste a trois sabords de 50cm en carré à peu près. Notre poste lui-même a 3m20 de large et environ 6m50 de long. A chaque bout sont 4 armoires allant du plancher au plafond et de 0m50 de profondeur ce qui nous enlève encore 1m de longueur. Nous avons chacun une armoire et c’est là dedans qu’il a fallu faire tenir tout ce que nous possédons. Encore quelque chose qui me semblait difficile au début et que je trouve très simple maintenant. Au milieu une grande table, 3m sur 1m, avec un banc de chaque côté dont le dossier est mobile de façon à pouvoir s’asseoir face à table ou lui tourner le dos. De plus, à Madère, nous avons acheté 2 fauteuils pour le poste ainsi que des nattes pour mettre sur les bancs. Table et bancs bien entendu est vissé au plancher, ainsi que le buffet qui est dans chaque poste et contient notre vaisselle : 10 assiettes à soupe, 24 plates, 10 à dessert, saladier, 3 plats en faïence, 2 en fer, 2 légumiers, 2 salières, un huilier, 4 carafes, 10 verres à cidre, 10 à vin, 10 à liqueurs, 2 à sirops, 10 coquetiers, 10 tasses à café, 10 à thé avec leurs 20 soucoupes, un panier à salade, un panier à pain, 10 fourchettes, cuillers, couteaux, une louche, un service à découper, 10 ronds de serviette, 10 couteaux à dessert, 10 petites cuillers, une soupière, balais, broc, tonneau en verre pour 50 litres d’eau douce, bain pour laver la vaisselle, brosse à cirage. Je crois que c’est tout. Tout cela est fixé contre le roulis, les coquetiers sont traversés par un petit bâton, les verres et tasses s’enfoncent dans des tablettes percées de trous, les assiettes sont dans des tiroirs ayant juste leur dimension, etc... Quant tout le service est sur la table, il est maintenu par 200 ou 300 petites chevilles que le garçon plante dans une multitude de petits trous dont la table est percée. Et encore, il faut que les carafes soient très larges du bas pour ne pas rouler. Nous avons une grande salle où l’on peut, jusqu'à 10h1/2 le soir, aller lire, écrire, les tables sont encore percées des même trous pour fixer les encriers avec des chevilles. Il y a une bibliothèque contenant un millier de livres : romans et livres de géographie surtout. Nous avons un garçon pour nous servir. Le 1° est tombé malade le veille de notre départ de Brest et a été débarqué. Le second n’est resté que 2 jours, il était destiné aux cuisines. Le 3° était si sale que pour laver nos cuillers, il les léchait, puis les essuyait. Quand nous l’y avons pris, nous l’avons fait remplacer après l’avoir porté au cahier de punitions. Le 4° tombe encore malade en arrivant à Madère : il y a eu 2 malades à bord, la guigne a voulu que ce soient nos 2 garçons. Enfin, nous en avons un 5° qui fait notre affaire. Ce sont des bretons qui s’étonnent de nous voir changer 4 fois d’assiette dans un repas et mettre des soucoupes sous nos tasses à café, aussi chaque fois, il leur faut quelques jours pour se mettre au courant. Nous avons aussi des salles de bains avec des appareils à douche, bref rien ne manque, si ce n’est des lits. En effet on a pris tant de place pour les bains, bibliothèque, etc... embarqué 10 officiers et 100 hommes pour s’occuper de nous, si bien que la place de dormir manque . Aussi nous couchons dans des hamacs que l’on vient nous crocher chaque soir dans notre poste. Le 1° jour, j’ai assez mal dormi, juste la place de se tourner et avec cela des balancements à chaque mouvement. Mais dès le 2° fois, je n’ai pas réveillé et en mer, j’en ai été très content, car la dedans on ne sent plus le mal de mer et le roulis, le bateau roule, le plafond balance, mais le hamac reste à sa place ou à peu près. La 1° nuit, ce qui m’empêchait de dormir, c’est la machine électrique qui donne toute la nuit la lumière nécessaire aux feux de route, aux soutes, aux postes des officiers de quart, aux machines, etc... et qui fait le bruit que l’on entendait le soir au palais de l’Electricité. Maintenant elle m’endort comme le moulin endort le meunier et si elle venait à s’arrêter tout à coup, je me réveillerais certainement en sursaut.