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Notes n°2

C’est donc le mercredi 10 octobre vers 2h que nous sommes partis de Brest. On met le plus de pompe possible pour partir. On salue l’amiral commandant l’escadre qui est là, à l’ancre, et entre les navires de laquelle nous passons. La salut consiste en 14 coups de canons. Le vaisseau amiral répond; les drapeaux des autres navires sont hissés, les équipages sont montés dans les mats et poussent des hurrahs; enfin on éprouve un peu d’émotion. Nous sortons du goulet et puis la France s’abaisse, devient de plus en plus loin, basse et grise et puis la nuit tombe, il ne reste plus qu’une grosse étoile à l’horizon qui est le phare de l’île de Sein.

Déjà je pâlissait de plus en plus, car il y avait une petite houle qui agitait le vaisseau. Du reste, je n’étais pas seul, mes 3 camarades étaient aussi blancs ou plutôt verts que moi, et une bonne moitié des autres aspirants qui ont pourtant vécus 2 ans sur le Bord ( ?) fait une campagne en Angleterre et en Hollande et sortis souvent en torpilleur étaient malades aussi. Dans le poste, il n’y en a eu que 4 qui ont mangé. 2 de Navale qui n’avaient rien, une 3° et moi qui quoique loin d’être à leur aise mangeaient tout de même de bon appétit. Les autres avaient déjà rendu et étaient couchés par terre, sur les bancs sans un mouvement. Dès 7h1/2, tout le monde était couché, car même les officiers les plus solides se sentent fatigués par la 1° journée quand la mer n’est pas très calme. Le lendemain nous nous trouvons en plein golfe de Gascogne avec un vent de tempête. Un vent qui jetait les vagues par dessus les sabords portant à 6m au dessus de l’eau. Il a fallu les fermer. Le bateau bien entendu remuant plus que jamais car il est peut-être celui qui roule le plus de toute notre flotte. Vous ai-je déjà dit que c’était un avantage et une preuve de stabilité. En effet, une vague arrive, si le bateau reste droit, l’eau embarque. Si le bateau se penche du côté opposé, le paquet de mer n’entre pas. Si lorsque la vague est passée et que l’on se trouve au sommet, puis sur l’autre coté de cette vague, le navire se redresse puis penche sur l’autre flan, il a roulé un bon coup mais c’est un avantage. Il est vrai que ce n’est pas le roulis qui rend le plus malade, c’est surtout le tangage; on sent le navire se soulever tout doucement, majestueusement puis tout à coup le pont vous manque sous les pieds et tout tombe dans le creux de la vague. C’est l’impression que l’on éprouvait dans l’ascenseur de la tour Eiffel au moment des départs, mais cela répété plusieurs fois par minute.

Enfin cette journée du jeudi se passait tout de même bien, je mangeais de bon appétit et riais de 2 de mes camarades (le 3° était aussi solide que moi, mais il ne pouvait rien manger) qui eus ne remuaient que pour ..... (vous comprenez)! Mais le soir, après dîner, j’avais à descendre dans la machine. Or comme l’un des meilleur remède est le grand air, en arrivant entre 2 rangées de fourneaux qui brûlent au moins 50 mille kilos de charbon par jour, avec l’odeur des huiles qui coulent sur la machine, le cœur m’a manqué une seconde fois. Et puis encore une fois pendant la nuit, car j’avais à faire 4 heures de quart de nuit. Total 3 fois, depuis je n’ai rien ressenti. Mes camarades se sont remis eux aussi, mais pour deux d’entre eux cela a demandé une semaine. De plus, en repartant de Santa-Cruz, comme nous avons encore eu de la houle, ils ont, avec une vingtaine de ceux de Navale, encore eu une soirée d’indisposition, moi rien.

N’empêche que c’est avec plaisir que je suis arrivé à Madère. Le lundi 15 octobre vers 6h ½, je suis réveillé par un bruit insolite. Tout le monde était aux sabords pour voir, la jumelle à la main, la petite île de Porto Santo qui appartient au même archipel que Madère et devant laquelle nous passions à une distance d’un kilomètre à peu près. Il n’y a là qu’un petit bourg et en face il y a 3 îles absolument désertes (on les appelle les Desertas en portugais). Mais on voyait un peu plus loin Madère, semblable à un gros pâté bleu entre le bleu du ciel et le bleu de la mer. Nous n’y sommes arrivés que l’après midi vers 2 heures, après juste 5 jours de traversée.

Le lendemain et le sur/surlendemain (entre les deux j’avais un jour de quart) je suis descendu à terre à Funchal qui est la capitale de l’île. C’est une ville tout à fait curieuse, les rues les moins rapides sont comme la côte de Grâce, il y en a d’autres si raides qu’elles sont pavées presqu’en escalier. Comme pavage, ce sont des galets plantés en terre et serrés l’un contre l’autre. Il y a quelques chevaux, ils sont ferrés à glace mais avec de très grands crampons pour entrer dans les galets. Ordinairement ces chevaux n’ont pas de voitures; il n’y a que deux voitures à rues dans toute la ville, une pour le gouverneur civil, l’autre le gouverneur militaire de l’archipel. Les autres sont des traîneaux à 4 places tirés par deux bœufs qui montent ainsi des pentes raides comme des escaliers. Pour les fardeaux, c’est comme une simple poutre qui forme le traîneau, on y attelle 2 ou 4 bœufs et on pose là dessus les paniers et les sacs, mais jamais un bien gros poids. Ces voitures se rencontrent à chaque pas et ne coûtent pas cher, 2 francs l’heure et on appelle cela un carosso. C’est là dedans que nous montons à Notre Dame del Monte, une église à 800m d’altitude au milieu de la montagne dont Funchal occupe le bas (N.D. de Grace est à 100m pas tout à fait) et d’où on a une vue splendide. Pour le même prix on redescend en carrino. C’est encore un traîneau qui est retenu par 2 hommes, toujours ferrés à glace, et qui descend à fond de train toute la côte.

Il y a dans cette île un hôpital tenu par des soeurs françaises. Elles blanchissent notre linge et changent notre argent français contre du portugais. L’unité portugaise est le reis, théoriquement il en faut 10 pour faire un sou mais lorsque l’on a de l’or français, on a 500 reis pour 20 Fr, car l’argent. Cela tient à ce que une pièce de 5 Fr en argent ne vaut que 2 Fr 50 quand on l’a vend à un orfèvre, les 2 Fr 50 en plus sont donnés sur le Crédit que l’on a sur l’Etat qui émet cette monnaie. Donc, quand le crédit est solide comme en France ou en Angleterre, l’or ou l’argent, c’est la même chose, mais au Portugal, Espagne ou Turquie, pour un louis d’or de 20 Fr ou de 4000 reis, on a 500 reis de pièces d’argent. Aussi j’ai eu soin de n’emporter que de l’or d’Europe. Cet argent portugais à cours pour nous à Madère, ensuite aux îles du Cap Vert et dans 3 mois en revenant d’Amérique aux îles Açores.

Je vous ai déjà dit que la végétation est splendide. Sur les plateaux, plus loin dans l’île, il y a beaucoup d’herbe et de bœufs, aussi nous en embarquons 5. C’est en arrivant aux Canaries que nous avons 0 Fr 50 d’augmentation de frais de table. En y arrivant on aura donc, par jour et par tête, le pain, le vin, 300 gr de viande de bœuf et 2 Fr 20. L’an dernier sur l’Iphygénie, ils ont fait des économies sur cette somme car les vivres ne sont guère chères ici. On a eu à Madère des lapins pour 15 sous. Au Cap Vert, nous aurons les poulets au même prix.

Les habitants sont d’un brun jaune dès que les femmes ont seulement trente ans, elles sont toutes ridées. Elles se promènent la tête enveloppée d’un grand châle blanc avec de longues jupes traînantes et des pots ou des paniers en équilibre sur la tête. Elles font beaucoup de broderies mais elles sont lourdes et manquent d’élégance.

Le madère qu’on y boit a un goût tout particulier. Je ne parle pas de celui qu’on y envoie d’Espagne. Celui qu’on y fabrique, ce n’est pas avec du raisin, car il ne reste plus de vignes, mais avec des cannes à sucre et des pommes. Du reste le climat est déjà trop chaud pour que les pommes y soient bonnes. En ce moment, on replante des ceps d’Amérique qui résistent au phylloxéra et qui, au bout de 5 ou 6 ans, donnent du Madère et non plus le vin du cru dont ils viennent.

Nous sommes repartis de Madère le samedi par une mer splendide. Encore quelques coups de canon, car quand on arrive dans un port, on salue ma terre de 21 coups, un officier ou consul étranger arrive à bord, on le salue suivant son garde. Car on est très à cheval sur l’étiquette dans la marine. Ainsi à chaque fois qu’un officier du bord va à terre, 2 hommes (4 pour les commandants) font la haie! à la coupée qui est le haut de l’escalier et un second maître siffle d’une façon particulière.

La traversée pour Ténériffe n’a pas été longue. Le dimanche matin, au réveil, on voyait à l’horizon un rideau de nuages et au dessus le pic de Teyde qui est à 4000m de haut. Il est vrai qu’on peut le voir à 200 km en mer, aussi nous ne sommes arrivés à Santa-Cruz, capitale de l’île, qu’à 3h l’après midi. C’était la 1° des Canaries que nous voyons. Les Canaris sont la patrie des serins et ce sont les îles que l’on appelait autrefois les îles Fortunées. On voyait en rade 4 vapeurs français, alors qu’en 5 jours, à Madère, on a vu peut-être 12 ou 15 vapeurs étrangers et pas un français. Sur ces 4, il y avait un petit aviso de guerre monté par des nègres, il était venu là à cause de la fièvre jaune qui règne au Sénégal. (reçu le 19 novembre)